L’histoire est faite d’hommes et de femmes. C’est à travers leur pensée et leurs actions que des luttes se mènent. Les auteurs de l’ouvrage ont tenu à mettre douze figures en évidence.
"Présenter des parcours multiples permet de se garder de tout dogmatisme: on découvre à travers ces figures, mises côte à côte, autant de lectures de la Bible et de formes de militantisme", justifient les auteurs. Qui ont dû opérer quelques choix cornéliens. N’ont ainsi pas été retenus: Dietrich Bonhoeffer, Mgr Óscar Romero ou Hélder Câmara.
"Notre premier critère consistait à trouver des personnes qui, dans leur action et leur pensée, ont vraiment articulé la foi chrétienne et une pensée contestataire", explique Timothée de Rauglaudre. Autres points de vigilance pour les auteurs: l’équilibre géographique et l’équilibre entre les genres. "Ce dernier point était important pour nous, et en même temps ce n’était pas facile car on sait que l’histoire est beaucoup écrite par des hommes. Il y a des femmes qui ont malheureusement été invisibilisées par l’histoire…"
Vincent DELCORPS
Dorothy Day : "Une voie exigeante et radicale"

"La personne la plus importante, intéressante et influente dans l’histoire du catholicisme américain." En 1980, à la mort de Dorothy Day, c’est en ces termes que l’historien David J. O’Brien la décrit. L’hommage de l’Eglise suivra. En 2012, la Conférence des évêques américains se prononce ainsi en faveur de la béatification de la femme.
Ses liens avec l’Eglise, pourtant, sont complexes. Baptisée dans l’Eglise épiscopalienne des Etats-Unis, elle commence à fréquenter le culte méthodiste à l’âge de 8 ans. A l’université, elle adhère au Parti socialiste et s’éloigne de la foi. Dans la foulée, elle se réjouit de la révolution russe de 1917. C’est aussi en 1917 qu’elle effectue son premier séjour en prison – pour avoir manifesté devant la Maison Blanche avec un groupe de suffragettes. Elle demande alors une Bible et retrouve, petit à petit, le chemin de la foi…
En 1933, elle cofonde le Catholic Worker, un journal qui va dénoncer les ravages du capitalisme. Dans la foulée, elle participe à l’ouverture de maisons d’hospitalité accueillant les opprimés de la société. Dans la rue, Dorothy Day manifeste aux côtés des communistes. Mais en arborant des citations du pape… Lorsqu’éclatent la guerre civile espagnole, puis la Seconde Guerre mondiale, c’est en faveur du pacifisme et de la non-violence que Day milite. "Par sa vie même et par son œuvre avec les Catholic Workers, Dorothy Day a ouvert une voie exigeante et radicale qu’elle nous invite à suivre", concluent les auteurs.
Emmanuel Mounier : "Une société tout entière au service de l’homme"

Sa courte vie est souvent rattachée à la démocratie chrétienne – qui se caractérise aujourd’hui par son sens de la modération. "Mounier n’est pourtant pas un modéré, loin de là", insistent les auteurs.
Une enfance à la montagne, une foi simple mais solide, Mounier monte ensuite à Paris, où il devient un brillant philosophe et crée la revue Esprit. A travers elle, il se distingue du marxisme en voulant redonner sa juste place à… l’esprit – "à lui la décision, à lui de trancher et de donner les départs". Ce qui l’amène à théoriser aussi un anticapitalisme spécifique, centré autour d’une conception particulière de la propriété, à la fois personnelle et communautaire. De même, alors que le fascisme a le vent en poupe, Mounier s’insurge: "Nous voulons une société tout entière au service de l’homme", réplique-t-il. S’il estime légitime le goût de la patrie, il tient à ce que cet attachement demeure pacifique et désintéressé.
L’homme a beau aimer l’Eglise, il n’en fustige pas moins "un christianisme confortable où quelques bonnes œuvres suffisent à compenser un vaste repli sur soi". "Il se désolait notamment de l’embourgeoisement de l’Eglise", observent les auteurs. Pour Mounier, le personnalisme passe autant par une révolution des cœurs que par une proximité avec le peuple. A l’origine de la création d’un habitat communautaire, il estime aussi qu’aucune communauté n’est possible "dans un monde où il n’y a plus de prochain, où il ne reste que des semblables, et qui ne se regardent pas."
Simone Weil : "Aucune idéologie n’a le droit de se réclamer d’elle"

"Aucune faction, aucune idéologie sociale n’a le droit de se réclamer d’elle", prévenait Gustave Thibon, dans la préface de La Pesanteur et la Grâce, ouvrage majeur de Weil. La phrase permet de lutter contre celles et ceux qui, particulièrement à droite, aimeraient "s’approprier" la philosophe. Nos auteurs nuancent cependant. "Par son parcours et ses écrits, la philosophe est bien plus proche du camp de l’émancipation que de celui de la réaction", soulignent-ils. Et si Weil invite à chérir "les trésors hérités du passé", c’est parce qu’elle estime essentiel de savoir d’où l’on vient. Pas pour se dédouaner de mener des luttes et de construire l’avenir.
Chez Weil, la volonté de se situer aux côtés des plus démunis est ancrée dans la chair. Dès l’enfance, ne conserve-t-elle pas ses friandises pour les porter aux soldats des tranchées? Plus tard, cette brillante intellectuelle tient à travailler la terre avec les paysans. Une option préférentielle qui, à partir de la seconde moitié des années 1930, s’ancre profondément dans son amour de l’Evangile. Chez elle, la pensée ne peut se nourrir que de l’incarnation.
L’Eglise? Elle entend rester à son seuil. Sans doute s’y sent-elle invitée par son ouverture aux autres spiritualités. Si son mysticisme dépasse donc les frontières du christianisme, elle tient pourtant à se distancier du judaïsme – elle a grandi dans une famille juive agnostique – mais sans basculer dans l’antisémitisme.
Parmi les thèmes qui lui sont chers figure l’enracinement – "Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines", écrit-elle. Sa vie sera aussi un combat contre tout ce qui "déracine": les conquête militaire et l’argent, aussi bien que les grandes usines.