Comment évaluer l’impact de la diplomatie vaticane sur les pays africains sous le pontificat de Pie XII? Comment l’Afrique a-t-elle façonné la diplomatie vaticane en cette période? Quel lien établir entre église locale, diplomatie vaticane et colonisation? Dans un entretien accordé à Vatican News, en marge d'une conférence internationale organisée à Rome, l’historienne belge Elisabeth Bruyère revient sur ces thématiques.
"La diplomatie vaticane et la formation de l'Occident sous le pontificat de Pie XII" est le thème de la conférence internationale qui se tient les 18 et 19 avril 2024 à l’Université pontificale Grégorienne, à Rome. L’une des thématiques développées porte sur «Le nouveau rapport entre le Saint-Siège et l’Afrique». Elle sera notamment présentée vendredi 19 avril par Elisabeth Bruyère, docteure en Droit de l’Université de Gand, en Belgique, chercheuse en histoire contemporaine. Elle s’intéresse particulièrement à la diplomatie vaticane dans l’espace colonial belge et aux modèles, systèmes et régimes politiques dans les colonies.
Au fort la colonisation, la diplomatie vaticane faisait la différence
Pour la chercheuse belge, la période de l’histoire qui coïncide avec le pontificat de Pie XII est une époque où les territoires africains n’ont pas de représentation ni de statut dans l’ordre juridique international, puisqu’ils dépendent des différents empires coloniaux.
Le Vatican, au contraire, envoie un nombre grandissant de représentants pontificaux, dont des délégués apostoliques dans tous les coins du continent africain. Il y a un délégué apostolique en Afrique du Sud à partir de 1922, au Caire (Égypte) et à Mombasa (dans l’actuel Tanzanie) en 1927, à Léopoldville (actuel RD Congo) en 1930. Cet élan diplomatique va se poursuivre ainsi avec Addis-Abeba (Éthiopie) et Dakar (Sénégal).
Ces représentants avaient pour tâche «d’augmenter le contrôle du Saint-Siège sur les missions», le but du Vatican étant de s’assurer de la neutralité des missionnaires, mais aussi de leur discipline. En plus de cette tâche officielle, les délégués apostoliques négocient avec les autorités coloniales, dans le but de dissocier les missionnaires des ambitions coloniales.
Les délégués apostoliques du Saint-Siège et l’émergence du clergé local
Les diplomates du Pape envoyés sur le sol africain, sont au contact aussi bien avec les populations qu’avec le clergé local. Pour Elisabeth Bruyère, le clergé africain a eu un impact important dans l’ouverture d’esprit du Saint-Siège, car jusqu’alors, la Curie Romaine ne pouvait se baser que sur les témoignages des missionnaires européens. Les abbés africains ont fait valoir leurs points de vue sur différents dossiers, et leurs griefs seront pris en compte dans l’évolution de leur statut.
L’historienne belge approfondit notamment cette évolution au Congo-belge, au Rwanda et au Burundi. Dans le vicariat apostolique du Kasaï, au centre du Congo, par exemple, les prêtres congolais ont demandé, dans les années 1930, d’exprimer leur opinion sur le choix du vicaire apostolique, chose qui n’était réservée qu’aux missionnaires européens.
Le Saint-Siège a répondu en disant que non seulement ils pouvaient exprimer leur point de vue, mais leur participation devait être prise en compte dans l’organisation du futur diocèse. Les tensions entre le clergé européen, en majorité belge, et le clergé local, en cours de formation, n'ont pas manqué; ce qui a porté les abbés congolais a réclamer plus d’autonomie.
Ceci aura un impact dans l’évolution de la situation et dans l’autonomisation progressive du clergé local et il y aura une accélération des processus et de bon nombre de dossiers.
Église locale africaine, diplomatie vaticane et colonisation
Le pontificat de Pie XII (1939-1958) se passe sous la période coloniale, pour la plupart, de pays africains. Dans un tel contexte, l’Église devait jouer sur la prudence.
Pour Elisabeth Bruyère, «la diplomatie vaticane, qui est une diplomatie de compromis et de neutralité», devait savoir «jongler» à la fois avec les aspirations nationalistes du clergé local émergeant, moins nombreux que les missionnaires européens, et avec le pouvoir colonial, ce qui n’était pas facile. Les ambitions du Saint-Siège n’étant pas politiques, mais l’évangélisation, le Vatican va tenter de trouver des voies d’adaptation pour l’Église locale. Il est cependant obligé de compter sur les missionnaires voulus et acceptés par l’autorité coloniale. Certains d’entre eux étaient plus ouverts à l’inculturation de l’Église et d’autres moins.
C’est ici que l’on peut apprécier le travail du pontificat de Pie XII, dont les archives témoignent de la continuité avec ses prédécesseurs et qui «s’ouvre avec la consécration de deux premiers évêques africains de rite latin». À l’époque, les intérêts des missionnaires et du pouvoir colonial ne se confondent pas mais se rejoignent sur plusieurs aspects. Il est intéressant «d’étudier le parcours des premiers prêtres congolais, rwandais et burundais» en cette période, suggère l’historienne.
Un premier «représentant pontifical noir»
À l’époque, les diplomates du Vatican sont encore pour la plupart européens et en majorité italiens.
Mais Elisabeth Bruyère évoque un cas intéressant, une figure peu connue, Mgr Kidane Mariam, qui fut vicaire apostolique des catholiques du rite Guèze, en Érythrée. Entre 1941 et 1942, les missionnaires italiens sont expulsés d’Abyssinie par les britanniques et les éthiopiens. L’évêque du rite Guèze va alors être emmené à remplir plusieurs fonctions de grande importance. D’Addis-Abeba où il dirigeait, il va devenir régent de la délégation apostolique d’Addis-Abeba, et à ce titre, «premier représentant pontifical noir».
Ses avis seront considérables sur la manière de mener l’évangélisation en Éthiopie, sur le rite à appliquer, puisqu’il y avait un conflit avec le rite latin. Même s’il n’y avait pas beaucoup de diplomates africains, les prêtres, les religieuses, religieux et laïcs n’hésitent pas à adresser leurs doléances à Rome, des avis qui sont lus et pris en compte par le Saint-Siège.
L’Église africaine participait déjà ainsi à la prise de décision. Les prêtres rwandais par exemple vont peser dans la nomination du premier évêque rwandais. La cour royale du Mwami Mutara s’est aussi exprimée en faveur de la promotion du clergé rwandais. Dans le tout le continent, le clergé et les laïcs vont de plus en plus s’exprimer sur différentes questions de l’Église, comme sur les prêtres épiscopables, autochtones ou missionnaires.
Vers une égalité de traitement entre les clergés africain et européen missionnaire
Au moment des indépendances de beaucoup de pays africains, autour des années 1960 pour la plupart, le pourcentage des prêtres autochtones est encore faible, vu «le coût et la longueur de la formation». Pour pallier à cette situation, le délégué apostolique va mettre en place des «droits égaux» pour les prêtres africains et ceux européens, pour leur assurer un statut équivalent. Sur le plan séculier, depuis 1939, ils reçoivent aussi un salaire égal.
Pour conclure, Elisabeth Bruyère souligne le rôle central joué à l’époque par Propaganda Fide, notamment dans la création des structures des Églises locales comme les séminaires, ainsi que dans la formation du clergé local; mais aussi dans le développement des congrégations religieuses féminines, à travers les financements notamment. L’institution du Saint-Siège va aussi envoyer les séminaristes africains, dont des congolais, rwandais et burundais, étudier au Collège pontifical urbanien à partir de 1946.
Stanislas Kambashi, SJ pour Vatican News
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