Véronique Perriot : « La gratuité permet d’éprouver le sentiment de satiété »


Partager
Véronique Perriot : « La gratuité permet d’éprouver le sentiment de satiété »
Par Vincent Delcorps
Publié le - Modifié le
7 min

Il y a près de dix ans, cette Française a créé un premier "cercle de gratuité". Depuis lors, elle s’émerveille des bienfaits de ces dons qui n’attendent rien en retour. Une façon, pour elle, de remettre en cause la logique dominante de notre société. Et de faire jaillir, à échelle locale, les germes d’un monde nouveau.

C’est une femme qui s’efforce d’ouvrir des passages. Intellectuellement d’abord ("On a besoin d’apprendre à penser au-delà d’un cadre qui nous mène droit dans le mur"). Mais aussi sur le terrain très concret du réel. Avec d’autres, dans son lieu de vie, elle crée les microcosmes embryonnaires d’un monde nouveau. La pratique et la théorie se rencontrent alors. Et se fécondent mutuellement. C’est pour elle une façon de lutter contre un ordre établi. "Aujourd’hui, il y a d’un côté les personnes qui parlent et qui décident, et de l’autre celles qui transforment la pensée en matière. Il manque de communication entre ces deux dimensions…"
Parmi les thèmes que Véronique Perriot aime cultiver, il y a la transmission, l’amitié, la simplicité. Depuis 2015, elle s’intéresse aussi de près à la gratuité.

En août 2015, votre voisine de palier part en maison de retraite. Vous découvrez alors tout ce qui se trouvait dans son appartement…

Pendant une quinzaine de jours, j’ai vu sortir, dans des quantités ahurissantes, des livres, des commodes, de la vaisselle… Il y avait notamment deux autocuiseurs. Or, je cherchais précisément à en acheter un. J’ai demandé si je pouvais en prendre. "Prends tout ce que tu veux, c’est ça de moins que j’aurai à porter à Emmaüs", me répondit le fils. J’ai commencé alors à réfléchir à tous ces biens, cachés dans les placards et les greniers. Je me suis dit qu’il fallait les remettre en mouvement. C’est comme ça que j’ai créé un espace de gratuité. L’organisation est très simple: durant deux heures, les gens apportent tout ce qui ne leur sert plus et prennent gratuitement tout ce dont ils ont envie.

Vous teniez à ce que ces échanges soient gratuits…

Oui, pour des raisons pratiques au départ. L’argent implique des inscriptions, des déclarations, des comptes… Cela complique tout. Mais à l’usage, je me suis rendu compte que la gratuité n’était pas seulement pratique.

Quels sont ses autres avantages?

La gratuité permet de sortir du cadre du contrôle bureaucratique. Elle crée du commun: le cercle de l’individu s’élargit soudain au-delà de la famille. Elle crée aussi de la convivialité, de l’entraide, du partage. Et de la concorde: des gens qui ne se connaissent pas découvrent soudain qu’ils peuvent faire société ensemble. Et puis, avec la gratuité, la question de la valeur disparaît totalement derrière celle de l’usage. La gratuité ouvre des perspectives saisissantes.

Dans ces espaces de gratuité, que se passe-t-il s’il y a davantage de gens qui viennent pour prendre que pour déposer?

Mon expérience m’a permis d’observer l’inverse: il y a plus de gens qui viennent pour donner. Logique: on l’oublie mais on est dans une société de pléthore. En Occident, on a accumulé les biens d’une façon outrancière. D’où l’importance d’en revenir à la notion d’usage: on ne se demande plus alors si on a fait une bonne affaire ou si on pourra revendre le bien; on se demande si on pourra en avoir usage – et le stocker, aussi. Très souvent, dans les espaces de gratuité, les gens prennent un objet… puis le redéposent. Ils sortent de là en se disant: au fond, j’ai tout ce qu’il faut. Ils éprouvent ce que notre société de consommation nous empêche d’éprouver: un sentiment de satiété.

Au fond, la gratuité, c’est quoi?

Avec Ivan Illich, dans la pensée duquel je m’inscris totalement, je définirais la gratuité comme l’acte qui n’attend pas de contrepartie. C’est une alternative au système d’échange. On donne simplement parce qu’on a envie de donner, parce qu’on est content de donner.

Mais même si on n’attend pas de retour, sans doute reçoit-on tout de même quelque chose…

En effet. Il y a des choses qui émergent: des rencontres, de l’entraide, de la créativité partagée… Des choses tout à fait incroyables qui surgissent précisément parce que l’on n’attend rien.

J’imagine que certaines personnes viennent surtout pour se débarrasser de ce qui les encombre. Est-ce vraiment encore de la gratuité?

Je dirais que oui. Mais ce qui me frappe, c’est que beaucoup de gens donnent dans ces espaces alors qu’ils ne donneraient pas dans une boîte à dons ou une recyclerie – des espaces anonymes où on ne sait pas exactement ce qui sera fait du bien. Ici, ils donnent à un groupe de gens, ils voient que cela fait plaisir. Ils s’inscrivent dans un commun humain. C’est quelque chose dont on a perdu l’habitude. Autrefois, il y avait beaucoup de systèmes d’entraide: on aidait son voisin à construire sa maison, on travaillait ensemble dans les champs… Cela permettait d’avoir le sentiment de faire corps ensemble. C’est ce que l’on retrouve dans les cercles de gratuité.

Jusqu’où un tel modèle serait-il possible, utile?

C’est la pratique qui nous le montrera. J’ai envie d’explorer. Mon intuition est que les cercles de gratuité ne rencontrent pas de limites. Mais tant que je ne l’aurai pas expérimenté, je ne pourrai le dire.

Avez-vous l’utopie d’un jour voir l’argent disparaître?

Je pense que cela adviendra tôt ou tard.

Vraiment?

Le système monétaire est un système virtuel, dépendant de réseaux électroniques qui ne seront pas éternels. Mais je pense que si l’argent disparaît avant que la gratuité ne soit instaurée dans nos esprits, ce ne sera pas forcément une bonne chose. On entrera dans une logique de trocs: or, certaines personnes possèdent des biens et d’autres n’en possèdent pas. Sans parler du pouvoir qui serait celui des personnes qui possèdent des armes, par exemple… L’argent n’est que la manifestation d’un système de domination, et ce n’est pas en le supprimant qu’on supprimera le système! La véritable alternative consiste à se penser comme faisant partie d’un tout commun. Ce que les cercles de gratuité permettent d’expérimenter.

Vous estimez que la gratuité est donc aussi une façon de lutter contre les inégalités?

Oui. Nous ne sommes pas tous en capacité de contribuer pareillement, mais tout le monde est le bienvenu – et on a besoin de tout le monde. Certains apportent des sacs entiers, d’autres une bricole, un gâteau, un sourire, un service… Il y a 10.000 façons de contribuer! L’enjeu consiste à arrêter de comparer. Dès qu’on est dans le gratuit, on arrête de comparer. On ne comptabilise plus. On perçoit, au contraire, qu’ensemble, on compose un tout qui permet à chacun d’accéder à des usages sans coûts – ni pour soi ni pour la planète. Et, surtout, on se rend compte que si l’objet est important, le cercle convivial ravivé par l’objet est encore plus important.

Le chemin qui est le vôtre est-il aussi un chemin spirituel? Pour vous, Dieu existe-t-il?

Vaste question! Je suis en pleine réformation de ma cosmogonie intérieure, c’est donc peut-être un peu prématuré d’en parler… Mais le fait d’être dans une attitude gratuite comporte clairement une dimension spirituelle. Je ferais un parallèle entre cette démarche et ce que je perçois de la posture christique: l’idée de donner et de se donner sans attendre de retour. Quand on se place à ce niveau, on n’est plus sur le plan séculier de l’échange. La vibration est autre…

Estimez-vous que l’Eglise pourrait jouer un rôle sur ce chemin de la gratuité?

Certainement! Pour suppléer les lenteurs et rigidités administratives de l’Etat, elle pourrait mettre à disposition ses bâtis sans usage, ainsi que les forces vives de ses paroisses pour créer rapidement et localement des "tiers-lieu ressource".

C’est-à-dire?

Ce sont des "arches de Noé" où l’on regrouperait outils, semences, réserves alimentaires… Où l’on proposerait des ateliers de bois, de mécanique, de couture, d’électro… Où l’on trouverait une cuisine, une flotte de voitures partagées, un espace de convivialité qui puisse aussi servir de refuge aux personnes fragiles… Et tout cela reposant intégralement sur l’entraide, la mutualisation et la mise à disposition gratuite de temps et de compétences. Cela permettrait d’outiller les régions pour qu’elles puissent générer directement leur subsistance en cas de rupture des systèmes d’approvisionnement et d’incapacité des institutions étatiques à assurer leurs missions.

Propos recueillis par Vincent DELCORPS

Pour aller plus loin: www.gratweet.org

Des livres à découvrir: Gratuité, Editions Dandelion, 2021; Le meilleur à venir. Parler d’effondrement avec ses enfants, Dandelion, 2021; L’amitié. Une clé pour s’accorder 2024.

Retrouvez Véronique Perriot dans l’émission "Pleins feux".

Catégorie : Société

Dans la même catégorie