Le bon sens de la jeunesse au chevet du vieux monde(1)


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Le bon sens de la jeunesse au chevet du vieux monde(1)
Le Petit Prince, peinture sur porte (CCO - Domaine public)
Par Baudouin De Rycke
Publié le - Modifié le
4 min

Dans ce vieux monde occidental envahi d’aiguilles de roc bien aiguisées s’élève avec de plus en plus d’insistance la voix désabusée d’un Petit Prince oublié: « Où sont les hommes ? Où sont les hommes... ? Je suis seul... Je suis seul... Mais jamais personne ne vient... Car il n’existe pas de marchands d’amis. Ce vibrant appel de détresse fut lancé à une époque où la situation socio-économique n’était pas comparable à la nôtre. N’empêche, une question demeure : faut-il attribuer la déshumanisation galopante de ce monde à la nature intrinsèque de l’homme...ou à un système de vie qui l’empêcherait de se hisser à la hauteur morale de ce qu’il conçoit et produit ?

Une piqûre de rappel

Il y a 80 ans, Antoine de Saint-Exupéry nous offrait un élément de réponse : cédant au doute et à la peur, nous avons presque tous fini par laisser le monde pratiquer sur nous cette désolante ablation de notre principal moteur de vie : la capacité d’émerveillement. Dans la foulée, nous avons perdu notre bon sens naturel.

Au départ, nous étions tous convaincus que parler des étoiles, des fleurs ou des couchers de soleil, c’était aussi important que de faire des additions. À l’arrivée nous voilà domestiqués, éprouvant douloureusement le contraste entre notre perception enchanteresse de la vie et du monde et le dur prosaïsme de ceux qui entendent nous conduire au bonheur en négligeant les sentiments.
Le sentiment n’est pas tout dans la vie, mais à l’égard de l’éducation, il est imprescriptible. Pour un enfant parti à la conquête du monde, n’est-il pas désolant de ne trouver dans le regard de ses parents ou de ses professeurs que la satisfaction de le voir devenir raisonnable, et l’entendre parler de bridge, de foot, de politique ou de bagnoles… ? De ce point de vue est née une œuvre majeure de la littérature, qui en définitive n’est rien d’autre que « le portrait éternel de ce qui n’a pas été vécu et de ce qu’il faudrait pourtant vivre à tout prix. » (2)

Un naufrage collectif

En 1994, Eugen Drewermann, prêtre, théologien et psychothérapeute, trempait sa plume dans le vitriol pour nous décrire le mal qui nous ronge. À courir toujours plus vite derrière le train du monde, déplorait-il, nous avons fini par « accepter que l’on étouffe les sentiments sous le vacarme du divertissement et le nivellement de la consommation de masse) ; nous nous laissons (....) alimenter en culture standard comme on alimente les bœufs en foin ( ...) ; nous ne comprenons plus que les objets et les hommes prennent leur valeur par le temps qu’on leur a consacré ; nous n’aimons rien en dehors de nous-mêmes, nous ne voyons dans les autres que des sujets que nous passons notre temps à juger, condamner et trancher ; nous ne voyons plus dans l’univers qu’une immense boutique ; nous ne pouvons plus supporter notre propre regard, préférant nous oublier nous-mêmes et le monde (....), plutôt que de travailler sur nous-mêmes et rechercher les raisons que nous avons de (3) ...manquer d’amour.

Une analyse lucide, hélas. Si l’on excepte les outrances dues à la colère (les « ne plus que », « ne rien que »...), on ne peut qu’adhérer à ce diagnostic...

Résilience, audace et authenticité

Pourtant – et c’est vraiment encourageant - notre jeunesse affiche régulièrement à cet univers globalement hostile une étonnante résistance. De multiples initiatives mettent en lumière sa volonté de traverser la couche épaisse du conformisme, du fatalisme, du mensonge et des annonces sans lendemain de ses aînés. Ce faisant, elle n’affiche rien d’autre que la suprématie de la bienfaisance sur la bienveillance, dont se contentent bien trop souvent ses aînés. Une vent de fraîcheur et d’authenticité souffle sur elle et nous fait entrevoir une mutation possible des mentalités, où le pragmatisme obsessionnel consentirait enfin à mettre davantage au service du vivre ensemble ce qu’il a toujours mis outrancièrement au service du pouvoir et de l’argent.

Aussi n’est-il n’est pas interdit de penser, avec le Petit Prince, que le désert cache un puits quelque part... « J’aurai l’air d’être mort, disait-il avant de disparaître, et ce ne sera pas vrai... ! »

Baudouin DE RYCKE, enseignant et auteur, Montigny-le-Tilleul

(1) Les mots, phrases ou extraits écrits en italique et ne faisant pas l’objet d’une note en bas de page sont tirés (parfois textuellement) du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry.

(2, 3) E. Drewermann, L’essentiel est invisible. Une lecture psychanalytique du Petit Prince, Ed. du Cerf, Paris, 1994

Catégorie : Opinions

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