Des expériences de “retournement”: échos de la dernière journée de la “théologie par les pieds”


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Des expériences de “retournement”: échos de la dernière journée de la “théologie par les pieds”
© Catherine Rousseau (EF-VE)
Par La rédaction
Publié le
6 min

Notre société produit des exclusions. Elle laisse de côté des personnes à qui on ne demande rien. Mais qu’arrive-t-il quand leur parole est écoutée ? Un retournement peut soudainement survenir. C’est à « ces vies qui nous retournent » qu’était dédiée la Journée 2023 de la « Théologie par les pieds ». Jean-François Lauwens, chargé de communication chez Entraide et Fraternité, nous en offre un compte-rendu.

Retour sur l'édition 2023 de la journée ‘Théologie par les pieds’. © Catherine Rousseau (EF-VE)

Pour la troisième année consécutive, un collectif d’associations chrétiennes* s’est réuni pour questionner notre rapport à l’Évangile à la lumière de l’expérience des personnes qui vivent à la marge de notre société. Le 18 novembre dernier, au Collège Notre-Dame de la Paix d’Erpent, un public important était présent pour écouter des témoignages et, à partir de ceux-ci, élaborer une réflexion théologique par le débat en ateliers et l’échange avec un panel.  Quatre personnes étaient invitées à témoigner à partir de leur expérience et de leur histoire dans des lieux de rencontre et de cheminement avec des personnes à qui on de demande rien : prison, maison de retraite, plateforme de soutien aux migrants, service de psychiatrie. Quel retournement les témoins ont-ils/elles vécu, comment et pourquoi ?

"Un résistant à reconnaître"

Des noms et des visages ont ainsi été donnés à ces personnes rencontrées. Fabian, par exemple : il a 52 ans et en est à sa 15e incarcération quand Claude Decocq, aumônière à la prison d’Ittre, croise son chemin. Il ne sort pas de sa cellule, vit dans le noir, passe ses journées à fumer. « Mais il dit chaque matin bonjour à l’araignée derrière son lit et m’a donné une boîte d’allumettes pour un autre détenu qui construit des œuvres avec », raconte-t-elle. Et précise : « Cette araignée, ces allumettes montrent qu’il n’a pas renoncé à être un homme debout. Il est moins le déchet d’une société ou un moribond à sauver qu’un résistant à reconnaître. La prison menace de déshumanisation. Fabian a besoin d’être reconnu comme une personne en chemin dans sa complexité et son altérité. Rester assise à côté de lui dans le noir n’est pas confortable mais c’est accepter de mettre un pied dans son temps à lui, ce chaos, cette impasse, cette solitude. Accepter que ce soit lui qui ait quelque chose à m’apprendre. » 

"Elle a demandé à être euthanasiée..."

Pas plus que les personnes en prison, celles qui attendent la mort en maison de repos ne sont considérées par notre société. En témoigne le manque de moyens humains et financiers qui affaiblit ce secteur de l’aide aux personnes. Infirmière en maison de repos et de soins de type Montessori et référente en soins palliatifs, Anne Deya est confrontée aux situations d’euthanasie. Voici deux ans, elle a été retournée par Marie-Agnès, 86 ans : « Au départ, il était quasiment impossible d’entrer en relation avec cette dame, atteinte d’un cancer de la gorge. Elle s’est ouverte et a pris une place énorme dans cette institution de 100 personnes. Lorsque la tumeur est devenue trop grosse, elle a demandé à être euthanasiée. Après avoir acté sa décision, elle m’a interdit de la faire changer d’avis et a demandé à voir un prêtre alors qu’elle n’était pas croyante. Après son passage, bouleversée, elle m’a dit : « Si on avait pu me parler une fois comme ça dans ma vie, je n’en serais pas arrivée là ». Depuis, je ne cesse de me poser la question : peut-on changer les choses en amont de sorte qu’une personne ne choisisse pas l’euthanasie comme seule issue à sa détresse morale et physique ? »

© Catherine Rousseau (EF-VE)

Depuis la crise de l’asile de l’ère Francken (2014-2018), Anne-Catherine de Nève et sa famille ont accueilli des centaines de jeunes migrants en situation illégale de passage en Belgique. « Ils m’ont appris que si on se laisse retourner, il faut aussi accepter de retomber sur ses pieds. Dès la première fois, nous avons reçu six jeunes hommes de 15 à 21 ans. J’avais peur mais je me suis rendue compte qu’ils avaient plus de raison d’avoir peur de moi que moi d’eux. Je n’aurai plus jamais peur. Les six sont restés un weekend, leurs frères étaient morts dans la traversée : je pleurais quand ils sont partis, je suis passée de la peur de l’autre à la peur pour l’autre en 3 jours. » 

A ces trois témoignages convergents, s’est ajouté celui de Guibert Terlinden. Psychologue et théologien, aumônier aux Cliniques universitaires Saint-Luc, il a « mis ses bottines » pour partir de son expérience en psychiatrie et en faire un « exercice de relance théologique ». Il parle de Christian, en proie à des délires, et de Daniel souffrant de trouble bipolaire. « Ce qui est aussi retourné par de telles rencontres, c’est la façon qu’a l’évangile de se faire lire autrement. J’ai découvert avec les patients le véritable enjeu de vie et de mort que dévoile l’évangile. (…) Leurs paroles, au confluent de la mémoire et de l’espérance, sont infiniment précieuses car sans elles, l’humanité se perdrait. Et Dieu de même. Moi-même, en vérité, n’ai-je pas compris plus intensément cette puissance de résurrection dès lors que j’ai été amené à contacter les failles qui m’habitent jusqu’à me tourner vers un a(A)utre – humain fraternel ou Dieu. Où en est l’Eglise avec cette fraternité avec les sans voix ? En quoi sont-ils des frères ayant leur part à apporter et pas laissés à la porte ? Et la société, où en est-elle avec ces ‘autres’ qui pourtant la constituent, et avec ceux qui ne tiennent pas la compétition infernale, la performance, les cadences folles ? »

Grand entretien avec Guibert Terlinden : « L’Eglise n’est pas là pour faire office d’autorité morale »

Au cours de la matinée, les interventions des témoins ont nourri les débats en ateliers. L’après-midi, avec l’appui de la prise de parole de Guibert Terlinden, la réflexion s’est prolongée par des échanges avec le panel des intervenant.e.s. Une nouvelle fois, la théologie par les pieds s’est concrétisée : les expériences de ‘retournement’, inscrites dans l’histoire et les engagements de chacun.e, sont autant de lieux théologiques, où les questions de l’humain et de Dieu sont elles-mêmes ‘retournées’, en écho à l’interpellation qui ouvre l’Évangile : « Changez d’esprit ... »

Les trois clés

C’est en ce sens qu’au terme de la journée, trois ‘clés’ ont été proposées, capables d’ouvrir un avenir à la théologie par les pieds :

Des peurs traversées**, quand la rencontre de l’autre permet d’accepter d’avancer ensemble vers l’inconnu.

Un contrat social en refondation, lorsque la parole des personnes à qui on ne demande rien est incluse dans les rapports sociaux et les enjeux institutionnels.

L’Évangile, une question de vie et de mort, non seulement parce que l’une et l’autre sont indissociables de notre expérience humaine, mais aussi parce que la question fonde ce qui s’appelle ‘christianisme’, s’il est un lieu où s’annonce un Dieu vivant, non en quelque ’ciel’ mais les pieds sur terre.

✍️Jean-François Lauwens (EF-VE)

© Catherine Rousseau (EF-VE)

* Centre de formation Cardijn (Cefoc), Lumen Vitae, Entraide & Fraternité – Vivre ensemble, L’Appel, Vicariat de la santé de Liège, Formation continue des agents pastoraux (Focap, Namur).

** Ceci prolonge le thème de la Journée ‘Théologie par les pieds’ de 2022.


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