Dans certaines cultures, en Afrique, en Asie, au Mexique ou au Brésil, il semble naturel pour les vivants d’entretenir des liens avec les défunts par le rêve, le sentiment d’une présence, un esprit ou une voix. Mais qu’en est-il chez nous? La philosophe Vinciane Despret a mené l’enquête.

Dans une société qui invite à faire son deuil quitte à oublier les morts pour échapper à la souffrance de leur disparition, comment sont perçues les relations des vivants avec les défunts? Pour Au bonheur des morts – Récits de ceux qui restent, Vinciane Despret, philosophe et professeure à l’université de Liège, a mené une enquête sur « la manière dont les morts entrent dans la vie des vivants »: des relations que la science moderne a eu tendance à décrédibiliser. Dans l’émission Perspectives (RCF Liège), Vinciane Despret explique à Laurent Verpoorten que l’idée de cette enquête est née d’une histoire personnelle: le décès de sa petite sœur, en 2003. « Au-delà de la catastrophe que ça a représenté, je constatais que plusieurs questions me taraudaient: qu’est-ce qu’elle ne peut plus faire et qu’elle souhaiterait que je fasse? Qu’attend-elle de moi? Est-elle quelque part? » L’auteure a entrepris de collecter des témoignages et des expériences de « ceux qui se rendent capables d’accueillir la présence des défunts » et de les analyser à la lumière de l’anthropologie, de la psychologie et de la philosophie.
Vous analysez la manière dont les vivants et les morts semblent communiquer. D’où vient cette idée originale, surtout de la part d’une universitaire, dans un monde plutôt rationaliste?
Je suis une héritière du philosophe américain William James, qui s’est énormément intéressé à ces phénomènes qu’on considère irrationnels, c’est-à-dire des perceptions: fantômes, prémonitions, clairvoyance, etc. J’ai voulu profiter de mes outils de philosophe pour étudier les relations entre les vivants et les morts. Aller au cimetière et déposer des fleurs sur une tombe ou rêver de sa grand-mère qui vient vous dire quelque chose, c’est entrer en rapport avec un mort. J’ai donc mené une enquête pour voir comment les gens vivent ce genre d’expérience.
Ces questions ne relèvent-elles pas de la psychologie? Fleurir des tombes, n’est-ce pas avant tout pour soi-même qu’on le fait?
C’est exactement la raison pour laquelle il ne fallait pas laisser cette question aux mains des psychologues. A l’époque, la doxa était: « Il faut faire le travail de deuil ». Avec la présupposition que les morts sont forcément réduits au néant, qu’ils n’ont plus aucune forme d’existence, si ce n’est une existence dans l’oubli. Cette idée a été renforcée par la mise à l’écart du religieux, la laïcisation de la société, de toutes les activités rituelles ou des institutions de soins. C’était donc la doxa postfreudienne selon laquelle la seule façon de bien traiter le rapport à la mort, c’est de désinvestir l’objet d’amour pour en réinvestir un autre. Et ça, beaucoup d’endeuillés ne veulent pas en entendre parler.
Dans votre ouvrage, vous partagez des expériences concrètes que vous avez recueillies mais vous faites également référence à des études menées à l’étranger, notamment en Islande.
On me conseillait de m’inspirer de ce qui se vit en Afrique, au Mexique ou au Brésil parce qu’il serait déraisonnable de s’intéresser à ce sujet, chez nous. Ici, c’est vrai qu’il règne une ignorance totale sur ces relations parce que les gens n’en parlent pas, par peur de passer pour des originaux ou des malades mentaux. J’avais besoin, comme philosophe, des théorisations que je suis allée chercher en Islande, en Roumanie ou en Italie pour comprendre comment les gens expliquent ce qui leur arrive. L’anthropologue français Christophe Pons demande à une dame islandaise de lui parler de ses rapports avec les morts. Celle-ci s’étonne que ça puisse être un sujet d’étude alors que pour elle, c’était d’une telle banalité! L’Islande est un pays tout à fait moderne mais qui continue à mélanger des pratiques et des convictions qui sont de temporalités un peu différentes.
Vous avancez que les personnes décédées changent de statut, pour autant qu’on pense à elles.
Je me suis inspirée du philosophe français Etienne Souriau qui a ravivé le terme d’instauration. Toute existence, dit-il, demande d’être instaurée. Avoir une âme demande une instauration. Une œuvre d’art, c’est une instauration. Comment passe-t-on du bloc de glaise à la statue ou au buste? Il y a un processus d’instauration dont l’artiste s’est rendu responsable. Les personnes que j’ai interrogées ont le sentiment qu’une relation est possible, que dans un rêve il y a peut-être un message qui est transmis. Elles le disent sur le mode du doute. Personne n’est catégorique en évoquant la présence d’un mort dans un rêve. Le vivant se rend compte qu’il est responsable de l’instauration de ce mort, de sa promotion dans un autre mode d’existence que celui des vivants. L’aspect un peu philosophique qu’il me fallait soutenir, c’est la raisonnabilité de ce que les gens me racontaient avec leurs hésitations sur le bon statut à accorder au mort. Est-il vraiment là? Non, pas comme auparavant. Mais est-il absent? Non, il n’est pas vraiment absent comme on pourrait s’y attendre selon la doxa traditionnelle. Dans ce processus d’instauration, les gens se rendent compte qu’ils doivent faire des choses. Une de mes amies marchait avec les chaussures de sa grand-mère pour qu’elle continue à arpenter le monde. D’autres personnes sont dans une relation plus intime: « J’ai rêvé de mon père et ce qu’il me disait me fait penser qu’il ne fallait pas que je vende la maison. »
Avec cet exemple, on écouterait plus les morts qui apparaissent dans nos rêves que s’ils nous l’avaient dit de leur vivant?
Christophe Pons raconte quelque chose de très semblable en Islande. Une dame rêve d’une inconnue qui lui demande de contacter sa fille car elle n’agit pas bien. La dame tente de déterminer qui peut être cette inconnue et découvre qu’une de ses anciennes amies de lycée, qui a déménagé à l’autre bout de l’Islande, vient de perdre sa mère. Elle lui téléphone et lui dit que sa mère n’a pas l’air très contente. L’amie n’est même pas surprise et explique qu’elle vient de vendre une commode qu’elle avait juré de ne pas vendre. Cette amie est allée voir l’acheteur et a récupéré la commode. C’est peut-être le résultat de coïncidences mais ce qui m’intéresse dans ce récit c’est comment ça fait bouger les gens et comment ça a pu résoudre des problèmes de culpabilité et de tristesse.
Vous avez aussi rencontré des médiums qui organisent des séances collectives.
J’ai trouvé ces dispositifs extrêmement intéressants et je remarque que les morts ont encore quantité de choses à dire aux vivants. Elles sont très souvent d’une très grande banalité, mais il y a parfois des choses plus surprenantes. Une épouse décédée reprochait ainsi à son mari de la culpabiliser en étant si triste: « Tu dois arrêter d’avoir ce chagrin ». Si vous vous dites qu’il est temps de retourner à la vie, c’est difficile d’abandonner son chagrin quand on est en deuil, car on a l’impression d’oublier les morts. Tous ceux qui ont perdu quelqu’un savent de quoi je parle. « Moi je continue à vivre et lui ou elle n’a plus droit à ça, si je l’oublie, il ne lui reste plus rien. » Se dire « je dois retourner à la joie, je dois recommencer à vivre », c’est très difficile. Par contre, si c’est le mort qui vient vous le dire chez les médiums ou en rêve… J’ai entendu moi-même ma petite sœur m’engueuler dans un rêve, comme de son vivant, en disant « tu pleures, tu pleures, ça commence à bien faire ». Cela m’a pris du temps pour comprendre que ça correspond à ce qu’une amie qualifie de petites combines du désir de la psyché. Vous ne pouvez pas savoir si c’est votre psyché qui se met à être auto-réparatrice et à trouver enfin la clé qui permet de repartir vers la joie ou bien si votre défunt est vraiment venu vous dire quelque chose.
C’est la distinction assez subtile entre l’expression « j’ai rêvé » et « je l’ai rêvé »?
Les conceptions des rêves en Amazonie ou chez les anciens Grecs étaient rudement plus inventives que rechercher dans sa propre psyché des petits conflits intérieurs. Ce sont peut-être des avertissements de choses que vous n’avez pas perçues dans la vie quotidienne ou qui étaient restées aux franges de la conscience. Le rêve peut être un véhicule pour une autre perception, mais qui n’existe que dans l’interprétation que quelqu’un va lui donner et dans la multiplication des expérimentations.
L’Eglise ne rejette pas l’idée qu’il y aurait des relations entre les vivants et les morts, mais elle les cadre. Par contre, les relations entre les morts et notamment la communion des saints est quelque chose qui s’oublie aujourd’hui, mais qui est en réalité très importante. Quand on voit les appels adressés par les morts, on pense aux appels adressés par Dieu. Peut-on reporter ce que vous dites à propos des morts sur Dieu lui-même?
L’anthropologue Tanya Luhrmann, dans le livre Comment Dieu devient réel, a étudié comment les gens, dans la prière, rendent Dieu plus présent. Elle dit: « Croire en Dieu, ça n’a rien d’évident. Personne ne le voit, les autres n’y croient pas. Donc ça demande tout un travail de croire en Dieu, ça demande de pratiquer ». Elle montre que dans énormément de religions, la pratique de la prière, de la relation, est quelque chose qui rend Dieu plus présent, vivant et personnel. On est finalement très proches de ce que les gens font avec le défunt. Il y a une pratique pour le faire exister pleinement. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas, mais qu’il ne peut pas exister par lui-même. Dieu a besoin de ses fidèles et les morts ne peuvent pas exister par eux-mêmes, ils ne peuvent pas faire irruption dans la vie des gens comme ça. Il y a toute une expertise, des formes, des rituels, des actes à accomplir, de la disponibilité à acquérir qui amènent une très grande proximité entre les présences invisibles des morts et les présences invisibles des esprits, des dieux et des saints.
Propos recueillis par Laurent VERPOORTEN pour RCF Liège Retranscription: Manu VAN LIER
Vinciane Despret Au bonheur des morts – Récits de ceux qui restent. Ed. La Découverte, 2015.
Un entretien à retrouver dans Il était une foi, jeudi 2 novembre à 21h sur La Première.