Que peut représenter l’espérance et l’émerveillement en situation de désespérance? Les figures de saint François d’Assise et d’Etty Hillessum ont beaucoup à nous dire à ce propos. Le potentiel divin qui s’est déployé en eux reste intact, pareil à celui qui remplit les bourgeons d’une orchidée ou à l’élan du battement des ailes qui assure à l’oiseau son envol vers sa destination...

Il m’est arrivé de jouer à l’horticulteur d’une belle orchidée reçue en cadeau. Après avoir embelli mon environnement, il était naturel de l’entourer à mon tour de mes soins non sans impatience de voir apparaître ses bourgeons. Si ma patience fut longue et durement éprouvée, en moi subsistait un « fond » de confiance qu’un jour elle me surprendrait agréablement. Ce « fond » de confiance décuplait ma joie de la soigner inlassablement.
Et un beau matin, je vis apparaître sur elle quelques bourgeons dignes « des bourgeons d’espérance », promesse de vie, d’une nouvelle floraison et porteurs de la joie à venir. À l’exemple de ces bourgeons, l’espérance possède une dimension téléologique en tant qu’elle porte vers l’horizon. Elle est déploiement progressif de la promesse de vie et attente active. Dans la plénitude de vie en Dieu elle atteint sa « cible » et son ultime aboutissement. L’espérance donne des ailes pour traverser l’existence et ses aléas sans perdre de vue la « cible ».
Les « ailes » de l’espérance

Interprétant une vision de François sur un séraphin aux six ailes dans l’Itinéraire de l’esprit jusqu’en Dieu, saint Bonaventure les fait correspondre aux six degrés de l’âme dans son élévation vers Dieu. Par analogie, l’espérance est au chrétien ce que le battement des ailes est à l’oiseau, une prise d’élan pour l’envol. Ceci est d’autant plus vrai que briser les ailes d’un oiseau revient à lui imposer une vie contre-nature, à l’amputer dans son être et le priver du levier de son ascension. À vrai dire, l’espérance donne des ailes et relève.
Pour souligner sa force active, le pape Benoît XVI lui attribue une dimension « performative » (Sauvés en espérance n°10). Par elle se réalise la plus belle des promesses, celle d’ »être-avec-Dieu ». Dans un monde parfois désenchanté et éclaboussé par l’horreur du mal, le chrétien se voit inviter à être la sentinelle de la moindre étincelle de lumière qui balise la route vers Dieu. Par l’émerveillement il trouve, à en croire le Cardinal Danneels, le pouvoir « thérapeutique » de ré-enchanter le monde (cf. Card. Godfried Danneels, Emerveillement).
La vie est un don, non pas un dû
L’espérance et l’émerveillement semblent avoir été pour François d’Assise et Etty Hillessum des « antidépresseurs spirituels » et des « boosters » dans leur vie de foi. Il est étonnant que François compose son magnifique Cantique des créatures deux ans avant sa mort, dans sa phase dépressive et alors qu’il est malade des yeux! Pourtant, à ce moment précis, lui apparaît à l’évidence que la vie est un don et non pas un dû. Reconnaître ce don infini et gratuit de Dieu est une vérité ô combien thérapeutique et libératrice des angoisses existentielles. De quoi voir dans l’émerveillement un (r)éveil devant la merveille de la création et de son Créateur car « du cœur du Créateur jaillit la source de toute vie« .
Alors que cette création gémit dans les « douleurs de l’enfantement » (Rm 8, 24-25), François l’accueille comme « prémices de l’Esprit » et promesse d’enfantement d’une création nouvelle et réconciliée. Pour ce faire, il chante à la fois la joie du « déjà-là » et du « pas encore-là » du Royaume auquel il aspire. Dans la perspective du « déjà-là », le chrétien est moins celui qui attend de mourir pour voir Dieu que celui qui, en aimant au présent, lui donne la visibilité. Ce « déjà-là » s’accorde au battement des ailes sans lequel l’oiseau est sans élan nécessaire à son « élévation » vers le « pas-encore-là« .
L’émerveillement relève de la « spiritualité de la restitution » qui conduit à restituer la beauté de la création à son Créateur. « Anti-selfie » et « antidote du narcissisme » (cf. Michel Sauquet, Émerveillement et minorité), il entraîne au dessaisissement de soi et au décentrement. À ce sujet, François aimait dire : « Dieu seul suffit« . Savoir s’émerveiller se cultive !
Un regard d’émerveillement, ça se cultive !
L’émerveillement relève d’un regard intérieur. Il s’agit d’un regard qui, au-delà de la laideur des choses et des êtres, des échecs et des blessures, des conflits et des violences, se pose sur la minuscule étincelle du beau, du bon, du bien à (re)cueillir et à sauver dans l’être et dans le monde. L’émerveillement a ceci de particulier qu’il donne de regarder les êtres et les choses avec l’œil de leur Créateur : « Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 25). À en croire l’Évangile, cet œil intérieur est plus que déterminant : « Quand ton œil est sain, ton corps tout entier est aussi dans la lumière ; mais si ton œil est malade, ton corps aussi est dans les ténèbres » (Lc 11, 34).
Ce n’est pas sans raison que pour dresser le portrait-robot d’un supposé parfait frère mineur, saint François se fait le « collectionneur » des qualités de chacun : « Et il disait que serait un bon frère mineur celui qui aurait la vie et les qualités de ces saints frères, à savoir : la foi de frère Bernard; la simplicité et la pureté de frère Léon ; la courtoisie de frère Ange ; l’allure agréable et l’intelligence naturelle de frère Massée ; l’esprit élevé en contemplation que frère Gilles eut ; la prière vertueuse et continuelle de frère Rufin, qui priait toujours sans interruption, même en dormant […] » (Miroir de perfection, 85).
Il va sans dire que le regard d’émerveillement (re)cueille le meilleur de chaque personne pour en constituer un bouquet. Sans s’attarder sur les ombres, il se pose sur l’étincelle du beau, parfois voilée par la cataracte du péché. À défaut d’une conversion, l’œil intérieur nécessite d’être rééduqué et reprogrammé pour le vrai, le beau, le juste et le bien. Etty Hillesum est un exemple inspirant d’un regard intérieur riche en émerveillement.
Oser s’émerveiller avec Etty Hillesum

De l’enfer du camp de Westerbork à la mort à Auschwitz le 30 novembre 1943, la résignation n’avait pu avoir prise sur son espérance. Pour elle, quand « l’espace vital se rétrécit, celui de l’âme grandit » (cf. Camille de Villeneuve, Étty Hillesum. La paix dans l’Enfer). Imperturbable et sereine, elle le sera au milieu des horreurs de la guerre et du camp de concentration. Pour elle, « renoncer à la vie intérieure semble une mutilation, car c’est en elle que s’origine le visage du monde« . Chez Etty Hillesum, l’émerveillement s’origine dans les profondeurs de son être tapissé de beauté avant de se porter sur le paysage extérieur.
Rien ne lui enlèvera jamais le goût de l’émerveillement face à la vie. Dans l’après-midi du premier juillet 1942 en pleine guerre, elle s’émerveille de la beauté du jasmin qu’elle aperçoit au passage : « Ah oui, le jasmin ! Comment est-ce possible, mon Dieu […]. Au milieu de toute cette grisaille et de cette pénombre boueuse, il est si radieux, si immaculé, égaré dans un bas quartier. Je ne comprends rien à ce jasmin […] Et je crois en Dieu, même si avant peu, en Pologne, je dois être dévorée par les poux. Ce jasmin, il me laisse sans mots».
« Je crois en Dieu et je crois en l’homme »
Si la beauté du jasmin est réelle, elle se convainc d’accepter aussi le dépérissement dans la nature sans y opposer de résistance. Et lorsque peu de temps après, elle vit le jasmin et ses fleurs blanches flotter dans des flaques boueuses suite aux pluies et à la tempête, sa réaction fut encore plus qu’étonnante : « Mais quelque part en moi ce jasmin continue à fleurir, aussi exubérant, aussi tendre que par le passé. Et il répand ses effluves autour de ta demeure, mon Dieu. Tu vois comme je prends soin de toi. Je ne t’offre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche matin venteux et grisâtre je t’apporte même un jasmin odorant. Et je t’offrirai toutes les fleurs rencontrées sur mon chemin, mon Dieu, et elles sont légion, crois-moi.«
Ne peut-on pas voir dans ce jasmin le mystère de la vie de n’importe quelle personne qui fleurit le matin, et sèche le soir dans l’attente d’une nouvelle floraison en Dieu ? Dans les circonstances difficiles du camp de concentration, l’espérance et l’émerveillement montent en puissance jusqu’à devenir une réelle force de résistance à l’humiliation : « On a le droit d’être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu’on nous fait subir ; c’est humain et compréhensible […] Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament au-dessus de moi. Je crois en Dieu et je crois en l’homme […]. La vie est difficile mais ce n’est pas grave« .
A chacun son panier à merveilles
À chacun son panier à merveilles ! L’expérience de l’émerveillement invite à garnir son panier à merveilles des pépites et des étincelles qui marquent une vie. De Jésus, en passant par saint François et Etty Hillesum, il s’agit de « tapisser » le fond de l’œil intérieur de l’amour de Dieu pour espérer voir le monde extérieur avec le regard même de Dieu. Et n’oublions pas ces mot du pape François : « Ne vous laissez pas voler votre espérance !« .
Frère Benjamin Kabongo, ofm