Dans une interview publiée sur le site web de CathoBel, le moine bénédictin John Martin Sahajananda explique comment la spiritualité hindoue offre des outils pour comprendre l’expérience unique du Christ. Dans un décryptage de cet entretien, Christophe Herinckx a estimé que sa démarche implique un dépassement de la révélation biblique de la Trinité. Ci-dessous, nous publions quelques réactions du frère John Martin à ce décryptage, afin de prolonger le dialogue.

Christophe Herinckx : Le frère John Martin Sahajananda, moine bénédictin indien, se propose d’éclairer la spiritualité chrétienne à partir de la mystique hindoue. Une démarche intéressante, mais qui en vient à considérer que l’expérience de Dieu est plus profonde dans l’hindouisme que dans le christianisme. Cette conclusion suppose un dépassement de la révélation biblique de Dieu comme Trinité.
Frère John Martin : Je ne propose pas d’aller au-delà de la révélation biblique de Dieu comme Trinité, j’affirme la Trinité.
Union à Dieu et nouvelle identité
CH :Dans la spiritualité hindoue, l’une des approches principales – celle prônée notamment par les Upanishad – pour aborder l’union mystique de l’humain à Dieu est celle de la non-dualité. Selon cette voie, à laquelle se rattachent le père Henri Le Saux et le frère John Martin, notre véritable « moi » et Dieu ne font qu’un dans leur essence. Par conséquent, l’union à Dieu est conçue et expérimentée comme une fusion, une absorption du « moi » en Dieu, qui est Un.
BJM : Je ne comprends pas l’union avec Dieu comme une fusion. La non-dualité n’est pas la fusion de l’humain avec le divin. L’union avec Dieu n’est pas conçue et vécue comme une fusion, une absorption de « moi » en Dieu, qui est un. Il n’y a pas d’union. C’est au-delà de l’union. C’est se découvrir une nouvelle identité.
Les Upanishad
CH : Si les religions et spiritualités non chrétiennes, dont l’hindouisme, peuvent mettre en lumière certains aspects contenus dans le christianisme, et pas toujours pleinement expliqués par la théologie chrétienne, c’en est une autre d’appliquer de l’extérieur, à la foi et à la spiritualité chrétiennes, des dimensions qui ne s’y trouvent pas.
BJM : Ce n’est pas vrai. Cinq cents ans avant Jésus-Christ, les sages des Upanishad ont déjà dit : Atman est Brahman. C’est semblable à la déclaration de Jésus : « le Père et moi sommes un ». Lorsque Jésus a dit cela, il ne disait rien de nouveau pour la conscience humaine mais nouveau pour la conscience juive.
La mystique chrétienne
CH : Dans la mystique chrétienne, l’humain pouvait seulement accéder à cette dernière expérience : « Je suis en Dieu et Dieu est en moi » ; tandis que le but de la spiritualité hindoue est d’atteindre le niveau où il n’y a que Dieu.
BJM : Dans la mystique chrétienne, l’humain ne pouvait accéder qu’à cette dernière expérience : « Je suis en Dieu et Dieu est en moi » ; tandis que le but de la spiritualité hindoue non duelle est d’atteindre le niveau où il n’y a que Dieu.
Atman et Brahman
CH : La raison fondamentale serait que, dans l’hindouisme, l’esprit (atman) de l’humain, et plus largement tout le cosmos, serait une émanation, voire une dégradation de l’Un (Brahman), dans la multiplicité.
BJM : L’Atman n’est pas humain. Ce n’est pas l’émanation ou la dégradation de l’Un (Brahman), dans la multiplicité. Atman est Brahman. L’esprit humain est appelé Jivatman. Atman et Jivatman sont deux choses différentes.
Non-dualité et relation
CH : Pour la foi chrétienne et la mystique, Dieu crée l’être humain comme un autre que lui-même, une altérité, avec laquelle il veut entrer en relation. Cette relation s’accomplit dans la divinisation de l’être humain, dans son union avec lui. L’humain est déifié, mais il reste humain.
BJM : Dans le christianisme, il y a deux visions spirituelles : dualiste et non-dualiste. Pour Jésus-Christ, c’est une vision non dualiste. Le Christ n’est pas une créature de Dieu, mais l’Incarnation de Dieu, le Fils de Dieu, la deuxième personne de la Sainte Trinité. Les êtres humains sont des créatures de Dieu, créés par Dieu, il y a donc une différence essentielle entre Jésus-Christ et les chrétiens. Les chrétiens peuvent aller jusqu’au niveau où ils peuvent seulement dire : je suis en Dieu et Dieu en moi. (Non-dualisme qualifié). Ils ne peuvent pas dire comme Jésus-Christ : « le père et moi sommes un ». Dans la vision non dualiste de l’hindouisme, tout le monde peut dire ce que Jésus-Christ a dit. Il n’y a pas de différence essentielle entre une personne réalisée et les autres êtres humains.
Spiritualités hindoue et chrétienne
CH : Pour le frère John Martin Sahajananda, irait plus loin que la spiritualité chrétienne : « Il me semble que la possibilité offerte par le christianisme est très limitée ; Je pense que le système hindou non duel offre une plus grande possibilité de faire l’expérience de Dieu. En d’autres termes, pour le Frère John Martin, la spiritualité hindoue irait plus loin que la spiritualité chrétienne.
BJM : Oui, je l’affirme. L’hindouisme non-duel offre la possibilité à chacun de dire ce que Jésus-Christ a dit (le Père) Dieu et moi sommes un. Ce « je » n’est pas un je humain mais un je divin. Dans le christianisme, seul le Christ peut dire cela. Les chrétiens ne peuvent pas dire cela. En ce sens, l’hindouisme non duel offre une plus grande possibilité de relation humano- divine.
Dieu Trinité
CH : Quant à la relation qui existe entre les trois Personnes qui sont Dieu, la Présence de chaque personne de la Trinité dans chaque l’Autre, elle se situerait entre le troisième et le quatrième niveau de conscience. En d’autres termes, il y aurait un au-delà de la Trinité : là où Dieu est Un.
BJM : Il n’y a pas d’au-delà de la Trinité où Dieu est un. Dieu est à la fois le troisième niveau de conscience et le quatrième niveau de conscience. C’est un et trois, la Trinité. Le quatrième niveau est comme le Soleil. Le troisième niveau est comme la Lune. Le reflet du Soleil dans la Lune est la présence de Dieu dans la Lune. Cette unité ne peut être divisée.
CH : Or, pour le christianisme, la révélation de la Trinité est insurpassable : Dieu est Un en Trois. Sa nature est l’union du Père et du Fils dans l’Esprit, et non pas « au-delà » des Trois. C’est cette ultime révélation de Dieu, telle que nous la trouvons notamment dans l’Évangile de Jean, qui ouvre la voie mystique spécifiquement chrétienne.
BJM : J’affirme que Dieu est Trinité. Il n’y a pas de dépassement de la Trinité. Il n’y a pas de Dieu au-delà de la Trinité.
Union – fusion
CH : La notion de Trinité permet de sortir de l’impasse dans laquelle l’hindouisme risque de s’enliser, du moins dans son expression verbale : l’union de l’humain à Dieu se réalise-t-elle sur le mode de la « non-dualité » ou de la « dualité »? Pour la première voie, l’humain se fond dans la conscience divine, pour la seconde voie, l’humain est dans une relation purement extérieure à Dieu. La Tri-unité permet de surmonter ce dilemme.
BJM : Je suis vraiment désolé. La non-dualité n’est pas la fusion humaine avec la conscience divine. C’est se découvrir une nouvelle identité. C’est la réalisation que seul Dieu est. Dans la non-dualité qualifiée, on dit ‘ je suis en Dieu et Dieu est en moi’. Dans le dualisme, c’est une relation externe avec Dieu. Ce que vous décrivez est le non-dualisme qualifié qui est inférieur au non-dualisme. Notre vie humaine est la synthèse de la dualité, de la non-dualité qualifiée et de la dualité. Nous commençons par la dualité, grandissons dans la non-dualité qualifiée, puis dans la non-dualité. On n’en reste pas là mais on revient à la non-dualité qualifiée puis à la dualité. C’est ce qu’on appelle l’unité essentielle et la dualité fonctionnelle. C’est pour cette raison que Jésus-Christ a continué à prier Dieu comme s’il était séparé de Dieu.
Assomption dans la Trinité
CH : Pour la tradition biblique, Dieu est Amour. Or, par essence, l’amour est amour de l’autre, pas de soi-même. L’amour implique aussi le don de soi à l’autre. En termes hindous on pourrait dire : la conscience divine est conscience de l’autre autant que conscience de Soi. Cette approche peut nous faire effleurer le Mystère de la Trinité : Dieu qui est éternellement Amour, Dieu qui aime éternellement, engendre éternellement l’Autre que Soi, le Fils auquel il se donne amoureusement. Et le Fils se reçoit du Père dans ce qu’il est, à savoir Dieu, et répond à cet Amour en se donnant à son Père. Et le don lui-même, l’Amour qui est conscience, est Esprit.
BJM : Il n’y a pas d’assomption de l’humain en Dieu. Ce sont deux niveaux d’énergie différents. L’énergie humaine qui appartient au temps et à l’espace ne peut pas être considérée comme divine ( au-delà du temps et de l’espace). Elle ne peut qu’être transformé en véhicule du divin.
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(Les intertitres sont de la rédaction)