Le frère John Martin Sahajananda est un moine bénédictin indien, vivant dans l’ashram catholique Shantivanam, en Inde du Sud. Selon lui, la spiritualité hindoue offre des outils pour comprendre l’expérience unique du Christ. Quitte à s’éloigner de la tradition chrétienne. Nous avons pu le rencontrer lors de son dernier séjour en Belgique.
Au cours de sa formation au séminaire, le frère John Martin découvre les travaux du prêtre français Jules Monchanin du bénédictin Henri Le Saux, deux pionniers du rapprochement entre tradition hindoue et christianisme. A leur suite, partant de la philosophie de la non-dualité qui identifie le moi profond et Dieu, il entend montrer comment la spiritualité hindoue peut éclairer le message du Christ.
Découvrez notre décryptage de cette interview : Décryptage : Que penser de la spiritualité du frère John Martin ?
Frère John Martin, lorsque vous prononcez vos vœux monastiques, vous prenez le nom Sahajananda. Quelle est la signification de ce nom ?
Sahajananda signifie que l'on peut trouver le bonheur en étant ordinaire. Dans la vie spirituelle, il y a toujours un danger, celui de créer une sorte d'identité spirituelle et de se couper de la vie ordinaire. Or, la vie spirituelle, c'est vraiment vivre une vie ordinaire. C'est pourquoi j'ai choisi ce nom. Sahaja signifie quelque chose de normal, d’ordinaire ; ananda signifie "heureux". On peut trouver le bonheur en étant quelqu'un d'ordinaire.
Vous avez acquis une connaissance approfondie de la spiritualité hindoue. Qu’est-ce qui la caractérise essentiellement ? A-t-elle des points de convergence avec la spiritualité chrétienne ?
L'hindouisme n'est pas une seule religion, mais l’agrégation de nombreux systèmes de croyances, et chaque système implique une croyance sur ce que nous sommes. Il existe trois systèmes de croyances importants. L'un d'entre eux s'appelle advaita, la "non-dualité", qui signifie que Dieu et moi ne faisons qu'un. Dans un deuxième système, appelé vishishta dvaita, qu’on peut traduire par "non-dualité qualifiée" (qui admet des distinctions au sein ou découlant de l’unité fondamentale, Ndlr.) une personne peut dire : "je suis en Dieu et Dieu est en moi", mais pas que je suis "un" avec Dieu. Et dans le troisième système, appelé dvaita, "dualité", une personne peut seulement dire qu’elle est en présence de Dieu, mais elle n’est pas en Dieu, et elle n’est pas Dieu.
Ce qui unit les trois systèmes différents de l'hindouisme, c'est le désir de libération.
Ce qui unit ces trois systèmes différents, c'est le désir de libération, qu’on appelle moksha. Le but de l'âme indienne est de parvenir à la libération du cycle de naissance, de mort et de réincarnation, le samsara. Quatre pratiques spirituelles importantes sont préconisées dans cette optique. La première s'appelle karma marga, qui est la voie de l'action désintéressée, sans rien attendre en retour, qui permet de se purifier et d’obtenir la libération. La deuxième est appelée bhakti marga, la voie de la dévotion: c’est par la prière et la relation personnelle avec Dieu qu’on peut se purifier et trouver la libération. La troisième est appelée nana marga, le chemin de la connaissance ou de la sagesse. Ici, il s'agit en particulier de découvrir qui je suis, quel est le véritable "soi". On atteint la libération en réalisant son véritable soi.
Par rapport au principe hindou de non-dualité, qui affirme l’identité essentielle du soi et de Dieu, diriez-vous que la spiritualité chrétienne est d’être en Dieu, et Dieu en nous ? D’être divinisés en Christ, comme en parle surtout le christianisme d’Orient ?
La non-dualité consiste à réaliser qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que nous ne faisons qu'un avec lui. Et lorsque le Christ dit: "Le Père et moi sommes un" (cf. Jn 10,30), il a une expérience de non-dualiste. Mais dans le christianisme, cette expérience est limitée à Jésus Christ. Elle n'est pas ouverte aux chrétiens. C'est pourquoi aucun chrétien ne peut dire que Dieu et moi ne faisons qu'un. Mais en fait, lorsque quelqu'un dit "Dieu et moi sommes un", cela ne signifie pas qu'un individu devient Dieu. Il est donc plus sage de dire que mon véritable moi (littéralement "soi", self en anglais, Ndlr.) est Dieu, que mon moi (soi) infini est Dieu, plutôt que de dire que Dieu et moi sommes un, parce qu'il n'y a qu'un seul Dieu.
Je pense que le système advaïtique hindou offre une possibilité plus élevée d'expérience de Dieu.
Habituellement, dans la spiritualité chrétienne, on peut aller jusqu'à dire que je suis en Dieu et que Dieu est en moi. On ne peut pas aller au-delà. Mais dans l'hindouisme, cette expérience est décrite comme un "non-dualisme qualifié". Une sorte de système inférieur au système non-dualiste, où l'on ne peut pas dire que Dieu et moi sommes un, mais seulement que je suis en Dieu et que Dieu est en moi. C’est ce qui crée une sorte de différence essentielle entre le Christ et les chrétiens. Le Christ peut dire que Dieu et moi sommes un, mais les chrétiens peuvent seulement dire que je suis en Dieu et que Dieu est en moi. Il me semble que la possibilité offerte par le christianisme est très limitée ; je pense que le système advaïtique (de non-dualité, Ndlr.) hindou offre une possibilité plus élevée d'expérience de Dieu. La raison en est que l'hindouisme ne croit pas en un Dieu créateur. Pour l'hindouisme, la création est la manifestation de Dieu.
Jésus dit "moi et le Père sommes un", mais il prie également son Père comme un autre que lui… Ne faut-il pas comprendre cette unité du Christ et du Père comme une relation, comme la comprend la théologie de la Trinité ?
Pour moi, il y a une sorte d'évolution dans notre croissance spirituelle. Les Upanishad (Ensemble de textes philosophiques et spirituels majeurs de l’hindouisme datant environ du VIe siècle avant J.-C., Ndlr.) parlent de quatre niveaux de conscience. Le premier niveau est celui de l'identité individuelle : je suis un individu et ma relation avec Dieu est une relation individuelle. Le deuxième niveau est celui de la conscience collective : je ne suis pas seulement en relation avec Dieu en tant qu'individu, mais j'appartiens également à une religion impliquant une relation collective avec Dieu. Mon Dieu n'est pas seulement mon Dieu, mais le Dieu de ma religion. Le troisième niveau est celui de la conscience universelle, qui se situe au-delà de l'individuel et du collectif, et auquel vous réalisez que vous êtes unis à l'ensemble de l'humanité et à l'ensemble de la création. La conscience universelle est au-delà du temps et de l'espace. A ce niveau, une personne dira qu’elle est en Dieu et que Dieu est en elle. A partir de là, vous pouvez faire un pas de plus et réaliser qu'à un quatrième niveau, Dieu et soi ne font qu'un. C'est le niveau de la conscience divine. Cela ne veut pas dire que l'on devient un avec Dieu, mais à ce niveau il n'y a que Dieu.
Les Upanishad parlent de quatre niveaux de conscience
Nous venons de Dieu et nous retournons à Dieu. C'est comme un rayon de soleil. Ce rayon vient du soleil, mais nous pouvons utiliser ce rayon pour retourner à la source et dire alors : il n'y a que Dieu. Mais tant que nous vivons dans le temps et l'espace, nous ne pouvons rester à ce niveau. Nous revenons à la conscience universelle, collective et individuelle. Actuellement, notre relation avec Dieu se situe entre le quatrième niveau et le troisième niveau, là où nous pouvons dire : "Je suis en Dieu et Dieu est en moi". C’est là aussi que se situe la Trinité : lorsque le Christ dit : "Je suis dans le Père et le Père est en moi", c'est la relation entre le troisième niveau et le quatrième niveau. Le troisième niveau est comme la lune, le quatrième niveau est comme le soleil. La lune dit : je suis dans le soleil et le soleil est en moi. Au quatrième niveau, Christ est un avec Dieu, le Père. Au troisième niveau, Christ est en relation avec le Père. C'est ce qu'on appelle l'unité essentielle et la dualité fonctionnelle.
Le Royaume de Dieu dont parle Jésus dans les évangiles est également un thème qui vous tient à cœur. Comment le comprenez-vous ?
Je pense que le Royaume de Dieu dont parle Jésus est essentiellement la transformation de notre vie ordinaire en une vie divine. Il s'agit de réaliser notre unité avec Dieu et la présence de Dieu en nous. A partir de là, nous pouvons dire alors que notre vie n'est pas notre vie, mais la vie de Dieu. Mes actions ne sont pas mes actions, mais celles de Dieu. Jésus dit en ce sens que les œuvres qu’il accomplit ne sont pas les siennes, mais l’œuvre du Père qui demeure en lui.
Le Royaume de Dieu n'est pas quelque chose qui advient quand nous mourons, mais il doit être réalisé dans cette vie, par une transformation qui produit des effets à tous les niveaux : au niveau physique, économique, social, au niveau religieux et au niveau politique. Il s'agit donc d'une transformation de tous les domaines de l'existence humaine. Cela implique également une forme de spiritualité qui va au-delà des étiquettes religieuses.
En quel sens ?
Vous savez, il existe deux types de spiritualité. L'une est basée sur la religion. Dans cette spiritualité, la religion tient la première place. Vient ensuite Dieu, tel qu'il est compris par cette religion, et en troisième lieu viennent les êtres humains qui doivent adorer Dieu dans le cadre de cette religion. Mais dans le Royaume de Dieu, Dieu vient en premier, qui est plus grand que les religions, plus grand que les êtres humains. Ensuite viennent les êtres humains, qui sont à l'image et à la ressemblance de Dieu, qui sont eux-mêmes sont plus grands que les religions. Celles-ci, qui viennent en troisième lieu, sont censées être au service des êtres humains, et non l’inverse.
Le sabbat est fait pour les êtres humains, et non les êtres humains pour le sabbat
Jésus exprime cela à travers deux affirmations importantes. La première, c’est que le sabbat est fait pour les êtres humains, et non les êtres humains pour le sabbat. Selon moi, nous pouvons remplacer le mot "sabbat" par le mot "religion". Les religions sont censées être au service des êtres humains, et non les êtres humains au service des religions. Jésus dit aussi qu’il n’est pas venu abolir la Loi, mais l’accomplir. Cet accomplissement de la loi signifie transcender la spiritualité basée sur les religions pour aller vers une spiritualité fondée sur Dieu. Ainsi, d'une certaine manière, Jésus Christ transforme la nature de la religion. Il n’est pas venu détruire les religions, qui viennent toutes de Dieu, mais il est venu les accomplir, ce qui veut dire : transformer la religion pour qu'elle devienne une matrice dans laquelle les êtres humains grandissent. Mais un jour, ils doivent en sortir. il y a une sorte de révolution qui s'opère dans la relation entre la religion et Dieu, et la religion et les êtres humains. Les êtres humains doivent se servir de la religion pour évoluer vers le Royaume de Dieu, mais ils ne sont pas destinés à rester pour toujours dans la religion.
Lors d’une conférence donnée en Belgique, à Ittre, le 22 mai dernier, vous avez abordé le thème de la liberté intérieure. Comment comprenez-vous celle-ci ?
Pour moi, il s’agit d’acquérir une forme de liberté par rapport au temps, ce qui implique la transformation du temps. Le Christ a annoncé l’avènement du Royaume de Dieu, ici et maintenant, en disant : "Les temps sont accomplis". Cela signifie que le temps a été transformé. Il est devenu le véhicule du divin, de Dieu qui seul est libre. Seul Dieu est liberté. Our l’être humain, la liberté ne peut consister dès lors qu’à être au service de Dieu. Si Dieu agit en nous et à travers nous, alors nous pouvons dire que nous sommes libres, parce que nous faisons la volonté de Dieu.
Tout comme le Père a la vie en lui-même, et il a permis au Fils d'avoir la vie en lui-même. Jésus est venu nous donner la vie, et nous la donner en abondance. Or, la vie et la liberté sont identiques, et c'est pourquoi nous pouvons dire : tout comme le père a la liberté en lui, nous avons la liberté en nous. Le Père est libre en lui-même. Il a accordé la liberté au Fils, qui est venu pour nous donner la liberté et nous la donner en abondance. Ainsi nous pouvons devenir libres en nous abandonnant au divin et en devenant les instruments du divin. C'est alors que notre vie devient une vie de liberté.
La vie qui se déploie est comme un étang qui a une source à l'intérieur.
Tant que nous vivons dans le temps et l'espace, nous vivons une vie de devenir. Nous utilisons le temps pour atteindre quelque chose, pour devenir quelque chose, pour aller quelque part. Mais lorsque nous abandonnons cela au divin, notre vie devient une vie de déploiement. La vie de devenir est comme un étang qui n'a pas de source à l’intérieur et qui essaie de se remplir de l'extérieur. Au contraire, la vie qui se déploie est comme un étang qui a une source à l'intérieur. Ainsi, lorsque nous nous abandonnons à Dieu, notre vie devient une vie qui se déploie. Cela signifie que nous n'avons rien à accomplir dans ce monde. Nous n'avons rien à perdre, car le temps n'a aucun pouvoir sur nous. Parce que nous n'utilisons pas le temps pour donner quelque chose. Nous n'avons pas peur du temps parce que nous n'avons pas peur de perdre quelque chose, parce que nous ne sommes pas avides d'obtenir quoi que ce soit. Alors nous libres, dans le moment présent, de manifester la vie divine dans la relation. Chaque instant est alors l'instant de la liberté.
Propos recueillis par Christophe Herinckx
Bio Express
John Martin Kuvarapu naît en Inde du Sud, en 1955, dans une famille catholique, sa mère étant issue d'un milieu. Il poursuit des études entrecoupées de périodes de travail pour subvenir aux besoins de sa famille. Répondant à un appel intérieur à consacrer sa vie à Dieu, il entre au diocèse de Kurnool en Andhra Pradesh. Il est envoyé au séminaire Saint-Pierre de Bangalore, pour ses études de philosophie et de théologie.
Pendant ses études de théologie, il lit un article écrit par le père Bede Griffiths sur la non-dualité (advaïta) chrétienne. Il en est très profondément touché. Il reçoit l'ordination diaconale en mai 1983. En 1984, après ses études de théologie, il rencontre le père Griffiths pour discerner son appel spirituel. Il prend alors conscience que sa vocation n'est pas dans le diocèse. Sur le conseil du père Griffiths, il rejoint l'ashram du Shantivanam, fondé par les pères Jules Monchanin et Henri Le Saux. Il y prononce ses vœux monastiques, comme (bénédictin camaldule, en 1987. Il prend alors le nom Sahajananda. Un peu plus tard, il est envoyé à l'Université Grégorienne de Rome pour y compléter sa formation. Il y obtient une licence en Spiritualité. Par la suite, il rédige plusieurs livres reprenant son enseignement spirituel et donne de nombreuses conférences en Europe et en Amérique.
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