Le frère John Martin Sahajananda, moine bénédictin indien, se propose d’éclairer la spiritualité chrétienne à partir de la mystique hindoue. Une démarche intéressante, mais qui en vient à considérer que l’expérience de Dieu est plus profonde dans l’hindouisme que dans le christianisme. Cette conclusion suppose un dépassement de la révélation biblique de Dieu comme Trinité.
Depuis plusieurs décennies, le frère John Martin tente de relever des convergences entre spiritualité hindoue et spiritualité chrétienne. Selon lui, les textes des Upanishad permettent de mieux comprendre l’expérience et le message du Christ, tels que ceux-ci sont relatés ou évoqués dans les évangiles – en particulier dans l’évangile de Jean.
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L’union à Dieu comprise comme fusion
Que penser de sa démarche ? Si les religions et spiritualités non chrétiennes, dont l’hindouisme, peuvent mettre en lumière certains aspects contenus dans le christianisme, et pas toujours pleinement explicités par la théologie chrétienne, autre chose est d’appliquer de l’extérieur, à la foi et à la spiritualité chrétiennes, des dimensions qui ne s’y trouvent pas. C’est ce à quoi aboutit, pensons-nous, la réflexion menée par John Martin Sahajananda, lequel suit les traces de grandes figures spirituelles telles que le père Jules Monchanin ou le bénédictin Henri Le Saux, tous deux pionniers dans le rapprochement entre hindouisme et christianisme.

Relevons ce qui, dans l’interview que le moine bénédictin nous a accordée, pose question.
Dans la spiritualité hindoue, l’une des approches principales – celle prônée notamment par les Upanishad – pour aborder l’union mystique de l’humain à Dieu est celle de la non-dualité. Selon cette voie, à laquelle se rattachent le père Henri Le Saux et le frère John Martin, notre véritable « moi » et Dieu ne font qu’un dans leur essence. Par conséquent, l’union à Dieu est conçue et expérimentée comme une fusion, une absorption du « moi » en Dieu, qui est Un.
« Moi et le Père sommes un »
C’est cette expérience qu’exprimerait le Christ lorsqu’il dit : « Moi et le Père sommes un » (Jn 10, 30). Jésus atteindrait alors le quatrième et ultime niveau de conscience, celui de la conscience divine. L’expérience de Dieu faite par le Christ serait ici celle de la non-dualité, qui irait plus loin que celle décrite comme suit : « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (14,11), correspondant au troisième niveau de conscience (universelle). Dans la mystique chrétienne, l’humain ne pourrait accéder qu’à cette dernière expérience : « Je suis en Dieu et Dieu est en moi » ; alors que le but de la spiritualité hindoue est d’arriver au niveau où il n’y a plus que Dieu.
La raison fondamentale en serait que, dans l’hindouisme, l’esprit (atman) de l’humain, et plus largement tout le cosmos, seraient une émanation, voire une dégradation de l’Un (Brahman), dans la multiplicité. Pour la foi et la mystique chrétiennes, Dieu crée l’humain comme un autre que soi, une altérité, avec laquelle il veut entrer en relation. Cette relation s’accomplit dans la divinisation de l’être humain, dans son union avec lui. L’humain est divinisé, mais il reste humain.
Plus loin que la spiritualité chrétienne ?
Pour le frère John Martin Sahajananda, il rait plus loin que la spiritualité chrétienne : « Il me semble que la possibilité offerte par le christianisme est très limitée; je pense que le système de non-dualité, hindou offre une possibilité plus élevée d’expérience de Dieu. » Autrement dit, pour le frère John Martin, la spiritualité hindoue irait plus loin que la spiritualité chrétienne.
En prônant cette compréhension de la spiritualité et partant, de la mystique, John Martin Sahajananda s’écarte expressément de la tradition biblique et chrétienne. Il estime d’ailleurs que le langage de la Bible ne permet pas d’approcher toute la profondeur de l’expérience du Christ, celle de son unité « non-dualiste » avec le Père. La Bible, comme la tradition chrétienne, resteraient prisonnières d’une vision « dualiste » de Dieu et de la créature. Dès lors, le frère John Martin applique l’idée de non-dualité à l’évangile de Jean, en déconnexion avec l’intention de l’évangéliste et la dynamique interne du texte.
Quant à la relation qui existe entre les trois Personnes qui sont Dieu, la Présence de chaque personne de la Trinité dans chaque Autre, elle se situerait entre le troisième et le quatrième niveau de conscience. En d’autres termes, il y aurait un au-delà de la Trinité : là où Dieu est Un.
De la (non) dualité à la Trinité

Or, pour le christianisme, la révélation de la Trinité est indépassable : Dieu est Un en Trois. Sa nature est l’union du Père et du Fils dans l’Esprit, et non pas « au-delà » des Trois. C’est cette révélation ultime de Dieu, telle qu’on la trouve notamment dans l’évangile de Jean, qui ouvre la voie mystique spécifiquement chrétienne.
La notion de Trinité permet justement de sortir de l’impasse dans laquelle l’hindouisme risque de s’enliser, du moins dans son expression verbale: l’union de l’humain à Dieu se réalise-t-elle sur le mode de la « non dualité » ou de la « dualité » ? Pour la première voie, l’humain se fond dans la conscience divine, pour la deuxième voie, l’humain est dans une relation purement extérieure à Dieu. La Tri-unité permet de dépasser ce dilemme.
Si Dieu est Un, il y a également, au sein de cette unité essentielle, une altérité.
Le verset déjà cité permet de l’envisager : « Moi et le Père sommes un », dit Jésus. Dans le contexte de l’évangile de Jean, cette formule implique que le Christ est Dieu, mais en même temps qu’il n’est pas le Père. En ce sens, cette expression souligne un autre aspect que celle-ci : « Je suis dans le Père et le Père est en moi. » Quant à l’Esprit il apparaît dans le Nouveau Testament comme étant également d’ »essence » divine, tout en étant « autre » que le Père et Jésus, le Fils. Si Dieu est Un, il y a également, au sein de cette unité essentielle, une altérité.
Une assomption de l’humain en Dieu
Pour la tradition biblique, Dieu est Amour. Or, par essence, l’amour est amour de l’autre, pas de soi-même. L’amour implique aussi le don de soi à l’autre. En termes hindous on pourrait dire : la conscience divine est conscience de l’autre autant que conscience de Soi. Cette approche peut nous faire effleurer le Mystère de la Trinité : Dieu qui est éternellement Amour, Dieu qui aime éternellement, engendre éternellement l’Autre que Soi, le Fils auquel il se donne amoureusement. Et le Fils se reçoit du Père dans ce qu’il est, à savoir Dieu, et répond à cet Amour en se donnant à son Père. Et le don lui-même, l’Amour qui est conscience, est Esprit.
Dieu qui est éternellement Amour, engendre éternellement l’Autre que Soi.
Cette altérité, cette relation en Dieu ouvre un « espace » dans lequel les humains peuvent être accueillis. Telle est, pensons-nous, l’expérience spirituelle, l’expérience d’union Dieu que propose le christianisme. Une expérience qui n’implique pas une disparition de notre moi en tant que personne – auquel cas il n’y aurait d’ailleurs pas d’expérience –, mais au contraire transforme, divinise ce moi par assimilation au Christ, image du Père, dans l’Esprit. Une expérience vécue par des mystiques tels que Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix.
Cette expérience d’union à Dieu par assomption dans le Mystère de la Trinité est accessible à chacun, moyennant un cheminement spirituel incluant la prière silencieuse, mais aussi l’amour fraternel. L’union avec l’Autre et avec les autres est la finalité première dernière de la voie chrétienne.
Christophe Herinckx
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