Entretien exclusif avec le pape François (2/2): ‘Prenez soin de l’orphelin, de la veuve et de l’étranger, du migrant.’


Partager
Entretien exclusif avec le pape François (2/2): ‘Prenez soin de l’orphelin, de la veuve et de l’étranger, du migrant.’
Par La rédaction
Publié le
12 min

Pour les dix ans de son pontificat, le pape François a répondu aux questions du journaliste Emmanuel Van Lierde pour Tertio et Dimanche. Après avoir commenté l'actualité dans l'entretien diffusé hier, François s'attarde ici sur le rôle de l'Eglise, pour le culte et surtout au service de nos prochains.

(c) Vatican Media

➡ Retrouvez la première partie de cet entretien sur CathoBel.be: Entretien exclusif avec le pape François (1/2): « La paix, s’il vous plaît, la paix ! »

Emmanuel Van Lierde : Avec l'évolution, dans nos contrées, d'une Eglise majoritaire vers une Eglise de choix – avec un clergé en diminution et moins de fidèles –, la direction de l'Eglise a tendance à se focaliser sur ce qu'elle considère comme son "corebusiness": la liturgie et l'annonce. Mais par-là, la dimension de service et les œuvres caritatives risquent de devenir secondaires. N'est-ce pourtant pas justement là que se trouvent des opportunités pour toucher le cœur de nos contemporains? L'Eglise ne devrait-elle pas davantage montrer son visage social et prophétique si elle veut être pertinente aujourd'hui?

Pape François : On ne peut pas opposer ces missions les unes aux autres. Elles ne sont pas contradictoires. La prière, l'adoration et le culte n'impliquent pas que l'on doive se retirer dans la sacristie. Ce n'est pas juste. Une Eglise qui ne célèbre pas l'eucharistie n'est pas une Eglise. Mais une Eglise qui se cache dans la sacristie n'est pas non plus une Eglise. Se ranger dans la sacristie n'est pas un culte correct. La célébration de l'eucharistie a des conséquences. Il y a la fraction du pain. Cela implique une obligation sociale, l'obligation de prendre soin des autres. La prière et l'engagement vont donc de pair. L'adoration de Dieu et le service de nos frères et sœurs vont de pair, car dans chaque frère et sœur nous voyons Jésus-Christ.

Attention: l'engagement social de l'Eglise est une réaction, une conséquence du culte. Il ne faut donc pas confondre cet engagement avec l'action philanthropique qu'un non-croyant peut également poser. L'action sociale de l'Eglise découle de son être parce qu'elle reconnaît Jésus en elle. C'est tellement fort qu'il s'agit même de la mesure selon laquelle, et selon Jésus, nous serons jugés.

D'après Matthieu 25, nous entendrons cette mesure de notre charité lors du Jugement dernier: "Voici, j'avais faim et vous m'avez donné à manger; j'avais soif et vous m'avez donné à boire; j'étais en prison et vous m'avez visité; j'étais malade et vous m'avez soigné… " Ce sont toutes des actions sociales, mais qui ne sont pas accomplies par contrainte sociale ou par devoir, mais parce que Jésus y est présent. Cependant, je n'y reconnaîtrai jamais Jésus si je ne le reconnais pas aussi dans l'adoration et le culte. Les deux vont de pair. Ils doivent être unis. Une Eglise purement cultuelle n'est pas une Eglise, pas plus qu'une Eglise purement "sociale" - pour le décrire ainsi. L'un est une conséquence de l'autre, et l'autre mène à l'un. Il est important de maintenir ce lien et cette interaction.

"Une Eglise purement cultuelle n'est pas une Eglise, pas plus qu'une Eglise purement "sociale"", affirme le pape François.

Dans l'eucharistie, il y a aussi des encouragements à ne pas oublier le diaconat et la caritas: la collecte pour les pauvres, les intercessions, l'envoi à la fin…

Je ne peux que le répéter: le culte et le service du prochain vont de pair. Nous adorons Dieu seul, mais en même temps nous servons le prochain qui est une image de Dieu. Ce lien a toujours existé, déjà dans l'Ancien Testament. Lorsque Dieu donne ses lois et préceptes aux Israélites, que dit-il toujours en conclusion? 'Prenez soin de l'orphelin, de la veuve et de l'étranger, du migrant.' Il commande une attention particulière pour celui qui est dans le besoin.

Le soin des jeunes et des personnes âgées vous tient à cœur, car ils risquent de ne pas vraiment compter dans une culture du déchet. La pandémie de coronavirus a également montré la fragilité de nos aînés. Comment les chrétiens peuvent-ils faire comprendre à la société que toute vie mérite le respect et a un sens, même s'il s'agit d'une vie marquée par des limitations et la démence?

De très belles choses se passent dans le dialogue entre les différentes générations. Le prophète Joël a écrit une phrase magnifique à ce sujet: 'Vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards et vos jeunes gens auront des visions' (3,1). Alors les jeunes et les anciens se rencontrent. L'aîné ne doit pas être conservé dans un entrepôt ou dans un musée, mais doit pouvoir continuer à donner à la société ce qu'il a en lui. Il y a une mission pour l'aîné. Nous devons prendre soin de l'aîné comme d'un joyau. Même s'il n'est plus en bonne santé ou s'il n'est plus pleinement conscient, nous devons en prendre soin comme d'un joyau, car cette personne, cet homme ou cette femme, a semé une vie nouvelle durant sa vie, nous a donné la vie. Par conséquent, nous devons prendre soin de lui.

Relire à ce sujet le message du pape pour la journée mondiale des personnes âgées

Et les jeunes ne sont pas là pour les gâter et ne pas les déranger. Nous devons les aider à grandir en sagesse. La rencontre entre jeunes et personnes âgées est donc prophétique. J'en ai fait l'expérience tant de fois avec des jeunes. Par exemple, je me souviens d'une activité où nous avons proposé à des jeunes de jouer de la guitare dans une maison de repos. "Pfff, pfff, ça va être ennuyeux"… "Allons-y quand même." Et puis ils n'ont plus voulu partir, ils ont commencé à chanter et le dialogue avec les personnes âgées a commencé.

Ces jeunes ont découvert quelque chose chez les personnes âgées. Les anciens savent comment parler, ils savent où est le problème. L'un d'entre eux m'a raconté qu'il avait traversé une période très compliquée dans sa vie et qu'il avait emprunté des chemins difficiles - y compris la toxicomanie; mauvais, mauvais, mauvais! La famille ne s'en est pas rendu compte. Il savait comment le cacher. Sa grand-mère l'a remarqué et elle lui a parlé tout doucement: "Je t'attends." "Quand tu veux, viens. Je te soutiens, je t'aime." Sa grand-mère lui a donné un certain espoir pour qu'à son retour, il ne se sente pas comme un voyou.

Les grands-parents sont la mémoire qui nous transmet le savoir. Et mettre les jeunes en contact avec leurs grands-parents, c'est semer la vie, semer l'avenir. Nous devons les valoriser. Ils ne sont pas du matériel jetable, pas plus que les jeunes. 'Laissez-les faire ce qu'ils veulent', cela revient à les abandonner à leur sort, à les exclure de nos vies par commodité. Prenez soin des deux, jeunes et vieux, et faites-les se rencontrer. Ce verset de Joël est très beau. Je veux vous montrer quelque chose, juste un instant… (le pape appelle un huissier et lui demande d'aller chercher une photo prise lors de sa visite en Roumanie, le 1er juin 2019, Ndlr).

Cette grand-mère dit de son petit enfant: "Ceci est mon avenir" (c) Vatican Media

"Lorsque je suis entré sur la place principale d'Iaşi (troisième ville de Roumanie dans la région de Moldavie, Ndlr.) pour une réunion avec des familles et des jeunes, elle était bondée. J'ai vu une vieille femme qui me montrait un enfant d'environ deux mois, souriant comme pour dire: "Ceci est mon espoir, regarde, maintenant je peux rêver." Cela m'a touché. A ce moment-là, j'étais tellement impressionné que je n'ai pas pu lui dire: "Venez avec moi, Madame, pour le montrer à tout le monde."

Mais à la fin de mon discours, j'ai raconté cette histoire et j'ai dit que les grands-parents rêvent quand ils voient leurs petits-enfants progresser et que les petits-enfants prennent courage quand ils peuvent s'appuyer sur les racines de leurs grands-parents. Spontanément, j'ai dit: "Dommage qu'on ne l'ait pas pris en photo."

Mais le photographe m'a dit qu'il avait vu mon enthousiasme et qu'il avait pris la photo. Voici la photo avec l'histoire au dos. Pour moi, cela dit beaucoup. Un aîné avec un petit enfant, qui dit: "Ceci est mon avenir." Et l'enfant peut dire: "Ceci est ma force." Cette photo est un symbole du lien entre grands-parents et petits-enfants. Il est important que les enfants aient des contacts avec leurs grands-parents, très important."

Quel message avez-vous pour tous les soignants qui donnent le meilleur d'eux-mêmes dans des circonstances souvent difficiles?

Ils remplissent une fonction importante. Ils ont un travail très digne. Nécessaire aussi. Si ce travail est vécu comme une vocation, avec tendresse, il est très digne. Il est très triste que certaines maisons de retraite adoptent une ligne trop commerciale, avec pour conséquence la perte de la tendresse. Lorsque j'étais évêque à Buenos Aires, j'aimais aller célébrer l'eucharistie dans des maisons de retraite. Je veillais toujours à avoir beaucoup de temps, car je parlais à tous et seulement ensuite je célébrais la messe.

Je me souviens d'une fois - certains seront fâchés que je raconte cela, mais je le dis quand même - où le moment de la communion est arrivé et où quelqu'un a dit: 'Si quelqu'un veut recevoir la communion, qu'il lève la main'. Je devais alors passer devant eux pour que les résidents n'aient pas à s'avancer. Bien sûr, ils ont tous levé la main. Il y a une dame à qui j'ai donné la communion qui m'a pris la main et m'a dit: "Merci, padre, merci, je suis Juive." J'ai répondu: "Eh bien, celui que je vous ai donné était également Juif, n'est-ce pas?" (rires) La personne âgée cherche la compagnie, la proximité et la connexion, qui transcendent la foi religieuse. Aux évêques, je dis: "Allez dans les maisons de repos, rendez visite aux personnes âgées."

Vincent Delcorps invitait dans un précédent édito: "nous sommes appelés à nous soucier les uns des autres."

Le modèle de marché néolibéral atteint ses limites; le changement climatique et la crise énergétique le montrent clairement. Pourtant, la transition vers une économie durable ne s'avère pas simple, et les gens ordinaires - surtout les plus pauvres - risquent d'en être les victimes. La pandémie était l'occasion de passer à une "normalité différente" dans le monde post-Covid, mais les gens ont préféré revenir le plus vite possible à l'"ancienne normalité". Comment "l'économie de François" (une initiative que vous avez lancée en 2020 pour inciter les jeunes économistes et chefs d'entreprise à chercher des solutions aux problèmes actuels) offre-t-elle une alternative?

Tout d'abord, l'enseignement social de l'Eglise – depuis le pape Léon XIII jusqu'à aujourd'hui - peut l'inspirer. Cet enseignement analyse les questions économiques à partir de l'Evangile. Avec la journaliste Austen Ivereigh, j'ai écrit un livre que je vais vous offrir: Let us dream (Rêvons). Osons effectivement rêver, même à des économies qui ne sont pas purement libérales. Une économie peut certainement intégrer aussi des lignes directrices chrétiennes.

Une grande économiste m'a un jour dit ceci: 'Dans mes fonctions, j'ai toujours essayé d'établir un dialogue entre l'économie, l'humanisme et la foi. Lorsque j'ai essayé cela avec la finance - la finance, l'humanisme et la foi - cela n'a pas fonctionné pour moi.' Il faut être prudent avec l'économie: si elle se concentre trop sur la seule finance, sur de simples chiffres sans entité réelle derrière eux, alors l'économie se pulvérise et peut conduire à une sérieuse trahison. Il y a en ce moment des gens extraordinaires qui repensent l'économie, parmi lesquels des femmes. Les femmes sont des génies de la créativité. Je les mentionne dans ce livre. L'économie doit être une économie sociale. C'est Jean-Paul II qui a ajouté le 'social' à "économie de marché". Il faut toujours garder le social à l'esprit!

Lire aussi le compte-rendu du dernier rassemblement Economie de François à Assise

En ce moment, la crise économique est certainement sérieuse, la crise est terrible. La plupart des gens dans le monde - la majorité - n'ont pas assez à manger, n'ont pas assez pour vivre. La richesse est entre les mains de quelques personnes qui dirigent de grandes entreprises, qui sont parfois fort dans l'exploitation.

En Argentine, nous avons eu une belle expérience qui venait de Belges, de Flandre. Ils sont venus s'installer en Argentine avec l'enseignement social de l'Eglise comme référence. A Flandria - comme s'appelait l'industrie textile dont ils étaient propriétaires (l'usine a été en activité des années 1920 aux années 1990, et était située près de la ville de Luján, Ndlr.) - les travailleurs eux-mêmes avaient une participation aux dividendes. C'est un énorme progrès que vous, les Belges, avez réalisé.

En Argentine, ce serait une bonne idée de vérifier comment cela s'est passé là-bas. Je parle des années 1940 et 1950. C'est donc possible! Jules Steverlinck était le responsable de Flandria là-bas, n'est-ce pas? A environ 70 kilomètres de Buenos Aires. Une telle économie sociale est donc possible et j'en ai vu un exemple à travers vous, les Belges. Oui, l'économie doit toujours être sociale, au service du social.

Titus Brandsma (1881-1942) pourrait devenir le patron des journalistes.

Avec trois journalistes néerlandais, j'ai pris l'initiative d'une lettre ouverte qui vous a été adressée à l'occasion de la canonisation, le 15 mai 2022, du carme néerlandais Titus Brandsma (1881-1942). Des centaines d'autres journalistes ont signé cette lettre. Dans ce document, nous vous demandions de déclarer Titus Brandsma, lui-même très engagé dans le journalisme, comme le patron des journalistes. Notre requête a-t-elle une chance d'aboutir?

Oui, je suis tout à fait d'accord avec cette proposition. Il y a un autre saint qui est éligible pour cela, qui est également mort dans un camp de concentration, non? (Le pape fait référence au prêtre polonais Maximilian Kolbe (1894-1941), qui a également été emprisonné en raison de ses activités de résistance à travers le journalisme, Ndlr).

Quoi qu'il en soit, je vais contacter le Dicastère pour les Causes des Saints pour voir ce qui est possible. Ce serait en tout cas un plaisir pour moi. Et je voudrais aussi profiter de cette occasion pour, à travers vous, remercier tous les journalistes pour leur travail. C'est un noble métier: transmettre la vérité. Mais en même temps, je vous demande de prendre garde aux quatre péchés des journalistes. Les connaissez-vous?

Euh, non. Vous en avez parlé dans notre précédente interview, mais je ne saurais pas les énumérer maintenant.

La désinformation - ne raconter qu'une partie et pas la totalité -, la calomnie, la diffamation – ce qui n'est pas la même chose (le pape fait la différence entre la calomnie où l'on raconte des mensonges sur quelqu'un et la diffamation où l'on ressasse des choses négatives unilatérales du passé de quelqu'un, mais où il y a un fond de vérité, nvdr) - et la coprophilie, qui est: la recherche des choses dégoûtantes qui provoquent le scandale et attirent l'attention.

Et par rapport à ces vices, alors, quelles sont les vertus d'un bon journaliste?

Les qualités d'un journaliste sont l'écoute, la traduction et la transmission, car il faut toujours traduire, n'est-ce pas? Mais d'abord écouter… Il y a des journalistes qui sont brillants parce qu'ils disent clairement: 'J'ai écouté, il a dit ceci, mais je pense le contraire'. C'est une bonne façon de jouer le jeu, mais pas: 'Il a dit ceci', même si ce n'est pas ce qui a été dit. Ecouter, relayer le message et ensuite critiquer. Les journalistes font un travail formidable.

Emmanuel VAN LIERDE (traduction Christophe HERINCKX)

➡ Retrouvez la première partie de cet entretien sur CathoBel.be: Entretien exclusif avec le pape François (1/2): « La paix, s’il vous plaît, la paix ! »

Pour aller plus loin: Emmanuel Van Lierde, Paus Franciscus. De conservatieve revolutionair, Davidsfonds, Antwerpen, 144 blz., 15,99€.


Dans la même catégorie