Pour le dixième anniversaire de son pontificat, le pape François a accepté de répondre aux questions d'Emmanuel Van Lierde. Dans la première partie de cet entretien exclusif Tertio / Cathobel, François aborde la paix en Ukraine et la situation en RD Congo, mais aussi l'état de l'Eglise.
Emmanuel Van Lierde: Le nom que vous avez choisi comme pape comprenait en même temps un programme. A la suite de François d'Assise, vous voulez reconstruire et renouveler l'Eglise, vous vous souciez des pauvres et de la terre, vous œuvrez pour la paix et vous attachez de l'importance au dialogue interreligieux. Un autre fil rouge pour comprendre votre pontificat est le Concile Vatican II (1962-1965), même si vous êtes le premier pape à ne pas y avoir participé physiquement. Pourquoi la poursuite de la réalisation de ce Concile vous tient-elle tant à cœur? Qu'est-ce qui en jeu?
Pape François: Les historiens disent qu'il faut un siècle pour que les décisions d'un concile prennent pleinement effet et soient mises en œuvre. Nous avons donc encore 40 ans à parcourir… Je suis tellement préoccupé par le concile parce que cet événement était en fait une visite de Dieu à son Eglise. Le concile était une de ces choses que Dieu accomplit dans l'histoire à travers des personnes saintes. Peut-être que lorsque Jean XXIII l'a annoncé, personne ne s'est rendu compte de ce qui allait se passer. On dit qu'il pensait lui-même que ce serait terminé en un mois, mais un cardinal a réagi en disant: "Achetez déjà les meubles et tout le reste, car cela prendra des années." Il en a tenu compte, mais Jean XXIII était un homme ouvert aux appels du Seigneur. C'est ainsi que Dieu parle à son peuple.
Et ici, Il nous a effectivement parlé. Le Concile n'a pas seulement entraîné un renouveau de l'Eglise. Ce n'est pas une question de renouvellement, mais un défi pour rendre l'Eglise de plus en plus vivante. Le Concile ne renouvelle pas, il rajeunit l'Eglise. L'Eglise est une mère qui avance toujours. Le Concile a ouvert la porte à une plus grande maturité, plus en accord avec les signes des temps. Lumen Gentium par exemple, la constitution dogmatique sur l'Eglise, est l'un des documents les plus traditionnels en même temps que l'un des plus modernes, car dans la structure de l'Eglise, le traditionnel – s'il est bien compris – est toujours moderne. C'est parce que la tradition continue de se développer et de grandir.
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Comme l'a déclaré le moine français Vincent de Lérins au Ve siècle, les dogmes doivent continuer de se déployer, mais selon cette méthodologie: "Ut annis scilicet consolidationtur, dilatetur tempore, sublimetur aetate" ("Qu'ils soient consolidés par les années, élargis par le temps, exaltés par l'âge", Ndlr.). C'est-à-dire: à partir de la racine, nous continuons toujours à grandir.
Le Concile a fait un tel pas en avant, sans couper la racine, car ce n'est pas possible si on veut produire des fruits. Le Concile est la voix de l'Eglise pour notre temps, et en ce moment, pendant un siècle, nous le mettons en pratique.
C'est une image étrange: l'Eglise est comme une mère qui ne vieillit pas, mais rajeunit de plus en plus…
Etonnante en effet, mais telle est l'Eglise: elle rajeunit sans perdre sa sagesse séculaire.
La poursuite de la mise en œuvre et de la réalisation du Concile comprend l'encouragement à la synodalité. Qu'espérez-vous et qu'envisagez-vous à travers le processus synodal? Que signifie-t-il réellement? Est-ce un style de gouvernance et de leadership qui découle des idées du Concile?
Il y a un point qu'il ne faut pas perdre de vue. A la fin du Concile, Paul VI a été très choqué de constater que l'Eglise d'Occident avait presque perdu sa dimension synodale, alors que les Eglises catholiques orientales avaient su la conserver. Il a donc annoncé la création du secrétariat du synode des évêques, dans le but de promouvoir à nouveau la synodalité dans l'Eglise.
Au cours des 60 dernières années, elle s'est développée de plus en plus. Petit à petit les choses se sont clarifiées. Par exemple, la question de savoir si seuls les évêques avaient le droit de vote. Parfois, il n'était pas clair de déterminer si les femmes pouvaient voter... Lors du dernier synode sur l'Amazonie, en octobre 2019, les esprits ont mûri dans ce sens.
Un autre fait particulier s'est alors produit. Lorsqu'un synode se termine, ceux qui y ont participé et tous les évêques du monde sont sondés sur le thème qu'ils aimeraient voir à l'ordre du jour du synode suivant. Le premier thème qui a alors été retenu est le sacerdoce, et ensuite la synodalité. Apparemment, c'était un thème partagé par tous les évêques qui estimaient qu'il était temps de le traiter.
A l'occasion du cinquantième anniversaire de cet organe permanent du synode des évêques, des théologiens avaient déjà dressé un bilan dans un document. Nous venons de loin, nous y sommes maintenant et nous devons avancer. C'est ce que nous faisons à travers le processus synodal en cours. Les deux synodes sur la synodalité nous aideront à clarifier le sens et la méthode de prise de décision dans l'Eglise.
Synode pour l'Amazonie, un vibrant appel à la conversion (octobre 2019)
Il est important de dire clairement qu'un synode n'est pas un parlement. Un synode n'est pas un sondage d'opinion à gauche et à droite, non. Le protagoniste principal d'un synode est l'Esprit Saint. Si l'Esprit Saint n'est pas là, il ne peut y avoir de synode. Un synode est une expérience ecclésiale dont le président et l'acteur principal sont l'Esprit Saint. Cet Esprit agit de deux manières.
D'abord, Il en fait un peu un chantier. Songez au matin de la Pentecôte: quel chantier c'était! Avec sa profusion de charismes, l'Esprit semble créer le désordre et le chaos. Et pourtant… Il crée l'ordre! Ou plutôt, il vaut mieux dire qu'Il crée l'harmonie: un type d'ordre plus élevé. Ce n'est pas un hasard si saint Basile de Césarée (c. 330-379, Ndlr.) écrit dans son traité sur l'Esprit Saint, lorsqu'il veut définir cet Esprit: " Ipse harmonia est", "Il est harmonie". Et c'est précisément cela dont on fait l'expérience dans un synode.
Une autre chose intéressante: dans un synode, on parle beaucoup. Chaque participant prononce, à tour de rôle, un discours de quatre minutes. Après trois interventions, suivent désormais toujours quatre minutes de silence, un temps de prière, pour que l'Esprit puisse nous aider. Considérer un synode comme un parlement est une erreur. Le synode est une assemblée de croyants. C'est une assemblée de foi conduite par l'Esprit Saint, mais également tentée et séduite par l'esprit malin!
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Lors de notre précédente entrevue en 2016, vous avez évoqué la troisième guerre mondiale que nous vivons par morceau. Aujourd'hui, la situation n'est pas meilleure, mais encore pire, avec encore plus de guerres comme celle en Ukraine. N'est-il pas naïf de penser qu'une paix peut encore être conclue avec un agresseur comme le président Vladimir Poutine, qui a annexé plusieurs régions? Ne faut-il pas surtout mettre des bâtons dans les roues du dictateur? Quel rôle la diplomatie du Vatican peut-elle jouer à ce niveau?
Le Vatican a pris ce conflit à cœur dès le premier jour. Dès le lendemain de l'invasion, je me suis personnellement rendu à l'ambassade de Russie – quelque chose qui ne s'était jamais fait et qu'un pape ne fait pas normalement. Je me suis rendu disponible pour aller à Moscou et faire en sorte que ce conflit ne continue pas.
Depuis les débuts jusqu'à aujourd'hui, le Vatican est au cœur de l'action. Plusieurs cardinaux se sont déjà rendus en Ukraine, le cardinal Konrad Krajewski (ancien aumônier pontifical, aujourd'hui préfet du Dicastère pour le Service de la Charité, Ndlr.) s'y est déjà rendu six fois pour aider le peuple ukrainien. Dans le même temps, nous ne cessons de parler avec le peuple russe afin d'entreprendre quelque chose.
Le Pape invite les chrétiens à être acteurs de réconciliation pour les victimes des guerres
Cette guerre est terrible, c'est une immense atrocité. Il y a beaucoup de mercenaires qui se battent. Certains sont très cruels. Il y a de la torture; des enfants sont torturés. De nombreux enfants qui résident en Italie avec leur mère, des réfugiés, sont venus me trouver. Je n'ai jamais vu rire un enfant ukrainien. Pourquoi ces enfants ne rient-ils pas? Qu'ont-ils vu? C'est terrifiant, vraiment terrifiant. Ces gens souffrent, ils souffrent de l'agression. Je suis également en contact avec des Ukrainiens. Le président Volodymyr Zelensky a envoyé plusieurs délégations pour me parler.
Nous faisons ce que nous pouvons d'ici pour aider la population. Mais la souffrance est très grande. Je me souviens de ce que mes parents me disaient: "La guerre est une folie". Il n'y a pas d'autre définition. Nous compatissons si fortement avec cette guerre parce qu'elle se déroule près de chez nous.
Mais il y a des guerres dans le monde depuis des années auxquelles nous ne prêtons pas attention: au Myanmar, en Syrie - déjà 13 ans de guerre -, au Yémen, où les enfants n'ont ni éducation ni pain, où ils souffrent de la faim... En d'autres termes: le monde est effectivement toujours en guerre. Par rapport à cela, il y a une chose qui doit être dénoncée, c'est la grande industrie de l'armement. Il y a un commerce des armes. Lorsqu'un pays riche commence à s'affaiblir, on dit qu'il a besoin d'une guerre pour tenir bon et redevenir plus fort. C'est à cela que les armes préparent.
Mais il y a aussi le commerce des armes. Certains se débarrassent de toutes les vieilles armes qu'ils ont et en essaient de nouvelles. C'est terrible. On dit que la guerre civile espagnole a servi à tester des armes pour la Seconde Guerre mondiale. Je ne sais pas si c'est vrai, mais les armes sont toujours testées, n'est-ce pas? C'est l'industrie de la destruction, l'industrie de la guerre, d'un monde en guerre. En un siècle environ, nous avons connu trois grandes guerres mondiales: 14-18, 39-45, et la guerre actuelle qui est aussi une guerre mondiale, dans laquelle les pays riches renouvellent leurs armes.
Lorsque je me suis rendu dans la région italienne de Redipuglia pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, l'un de mes premiers voyages en tant que pape en 2014, j'ai vu toutes ces tombes là-bas (pendant la guerre, la ligne de front avec les troupes austro-hongroises, se trouvait à cet endroit; le cimetière militaire contient près de 40.000 soldats italiens identifiés tombés au combat, et 70.000 autres non identifiés, Ndlr.) et j'ai pleuré. J'ai pleuré! Ma grand-mère a vécu cette guerre et m'a raconté des choses que je porte en moi. Tous les 2 novembre, je vais dans un cimetière.
C'est ainsi que, il y a quelques années, je suis allé au cimetière d'Anzio, à Rome, pour célébrer le Jour des fidèles défunts, et j'ai vu les tombes et l'âge des garçons: 18 ans, 19, 20 ans... Là aussi, je n'ai pu m'empêcher de pleurer. Pourquoi cette folie pour ces garçons? Lorsque plusieurs chefs de gouvernement ont organisé un service commémoratif pour le 60e anniversaire du débarquement en Normandie, j'ai pensé à la cruauté de ce débarquement, car les nazis étaient sur leurs gardes. Ils savaient.
Selon les rapports, 30.000 jeunes sont morts sur la plage. Je pense à une mère. Le facteur frappe à sa porte et a une lettre pour elle. Elle l'ouvre et lit: "Madame, nous avons l'honneur de vous informer que vous avez un fils qui est un héros." "J'avais un fils, ils l'ont tué", a-t-elle réagi. Chaque guerre est un échec. Mais nous n'apprenons pas. Et maintenant que nous en vivons une autre de près, il faut espérer, si Dieu le veut, que nous en tirions enfin une leçon... Cela a commencé avec Caïn et Abel, et cela continue encore et encore. Pour moi, c'est très douloureux, très douloureux, et je ne peux pas choisir un camp, la guerre est mauvaise en soi.
En Belgique, nous sommes également très préoccupés par la guerre et la violence en République démocratique du Congo.
Je me souviens que lorsque le roi Baudouin était là-bas pour proclamer l'indépendance, on lui a pris son épée, n'est-ce pas? C'était un symbole. Oui, la violence à Goma, au Nord-Est du Congo, où se trouvent les guérillas rwandaises… De telles guerres se déroulent depuis des années, mais nous les ignorons. Nous voyons l'Ukraine parce qu'elle est proche. La guerre, c'est de la folie, c'est du suicide, c'est de l'autodestruction. La paix, s'il vous plaît, la paix!
✍ Emmanuel VAN LIERDE (traduction Christophe HERINCKX)
Où et dans quelles conditions cet entretien a-t-il eu lieu ? Lire "Dans les coulisses.."
➡ Découvrez la suite de cet entretien sur CathoBel ce mercredi 1er mars mais aussi dans Dimanche.
Pour aller plus loin: Emmanuel Van Lierde, Paus Franciscus. De conservatieve revolutionair, Davidsfonds, Antwerpen, 144 blz., 15,99€.