A l'occasion des 100 ans de l'association Eqla – anciennement l'œuvre nationale des Aveugles – la campagne des Donneurs de voix a été lancée. Durant une année entière, douze binômes font vivre des textes composés pour la circonstance.

Qu'ont en commun Xavier Deutsch, Victoire de Changy, Caroline Lamarche et Bruno Coppens, François Damiens ou Virginie Hocq ? Tous ont accepté de prendre part à la campagne des Donneurs de voix, conçue pour rendre plus perceptible la déficience visuelle, en mettant en valeur l'humain. "Nous avons voulu développer un projet avec des auteurs francophones belges qui puissent parler de choses qui fonctionnent – de sens et de perception – à travers des nouvelles et des récits, qui sont plus porteurs que des articles ou des communiqués de presse", constate Rafal Naczyk, chargé de communication d'Eqla. "Ce panel est représentatif du dynamisme littéraire francophone belge. En ce qui concerne les donneurs de voix, nous avons rassemblé un casting d'artistes qui sont déjà eux-mêmes engagés, avec des attitudes sociales fortes. Ils ont souvent été confrontés, d'une manière ou d'une autre, à la question du handicap et nous voulions aussi faire appel à ce vécu-là." Ainsi, raconter des histoires a donc du sens. Engagée dans le projet des Donneurs de voix, l'auteure brabançonne Isabelle Bary croit au "pouvoir des histoires", depuis l'enfance. "A travers elles, on transmet des émotions. La culture est là pour véhiculer le beau, et non pas le nécessaire ou l'utile." Des propos complétés par Rafal Naczyk : "La beauté est universelle, mais, quand on perd la vue, la culture reste une fenêtre inouïe et inédite sur le monde. C'est pour cela que les aveugles et les malvoyants sont de grands lecteurs".
Une bibliothèque géante
Le projet des Donneurs de voix est "né de la pratique du terrain. Nous avons la chance d'avoir une bibliothèque spécialisée, avec un centre de transcription et d'adaptation. Tous les jours, cinq personnes adaptent des livres, des syllabi, des cours pour des élèves dans le primaire et dans le secondaire en grands caractères, en braille et dans différents formats en relief. Nous avons environ 4.000 livres en braille et l'équivalent en grands caractères." Face à la demande récente de formats audio, Eqla a installé deux studios d'enregistrement, à la disposition d'une trentaine de bénévoles qui viennent lire quotidiennement des livres. Il peut s'agir de romans, d'essais, de biographies, "de livres qui paraissent sur le marché et ne sont pas adaptés, a priori, à nos publics", relève Rafal Naczyk. "A l'heure actuelle, en francophonie, 90% à 95% des livres ne sont pas disponibles pour ceux qui doivent lire autrement." Une fois lus et enregistrés, ces livres, au nombre de 8.000, sont téléchargeables en ligne sur le site d'Eqla ou disponibles en format CD.
"Ouvrir les consciences à la malvoyance"
"C'est toujours très agréable de découvrir son texte lu par quelqu'un d'autre, parce qu'il y ajoute quelque chose", nous confie Isabelle Bary, qui a rédigé Le monde selon Gabriel, lu par François Damiens dans le cadre des Donneurs de voix. "Ce qui ouvre les cœurs et les esprits me fait plaisir. Je dis rarement non à ce genre de projet, parce qu'ouvrir les consciences est vraiment important." Une conviction renforcée pendant les mois de confinement. Il y a quelques années, un entretien en public, réalisé dans le noir complet, a profondément marqué l'auteure. "A un moment donné, j'ai été incapable de continuer l'interview, tellement j'entendais ! Je me rendais compte, à travers tous mes autres sens, de ce qui se passait autour de moi. J'ai trouvé cela hyper intéressant d'être plongée dans cette réalité-là. Cela a complètement changé ma façon de voir les choses !" Comme souvent, l'immersion est la meilleure voie d'accès pour appréhender un univers ou une situation. De cette expérience des Donneurs de voix, Isabelle Bary retient l'esprit de collectivité qui a prévalu. "Ensemble, on est beaucoup plus!"
"Nous voulions avoir une belle concordance entre le texte et la voix. Chaque texte a ses parts d'ombre et de lumière. Et nous avons réussi à trouver un bel équilibre", estime Rafal Naczyk. Les textes lus sont d'ailleurs bien accueillis par l'ensemble des auditeurs. "L'idée était d'avoir un projet inclusif, qui puisse parler à tout le monde, qu'on soit ou non porteur de handicap. Il s'agissait de sensibiliser, de manière détournée, à la déficience visuelle, par cette palette de sens que nous, voyants, avons tendance à oublier." L'opération dure un an, ce qui accroît la visibilité de l'événement. Pour preuve, de nombreuses personnes souhaitent désormais participer aux enregistrements ! Un appel aux correcteurs des textes lus oralement et aux bénévoles est toutefois lancé, notamment pour accompagner les activités réalisées par le pôle culture et loisirs d'Eqla. "En une centaine d'années, beaucoup de vraies barrières sont tombées. Les personnes déficientes visuelles ont acquis des droits auxquels elles n'avaient pas accès précédemment. Avec certaines technologies, elles gagnent de plus en plus en autonomie. Mais les vraies barrières qui persistent sont d'ordre souvent moral, personnel, parfois psychologique." L'accueil de la différence fait encore peur à certains acteurs de l'enseignement ou dans la vie en société. Des initiatives comme celle des Donneurs de voix entreprennent de bousculer les a priori.
Angélique TASIAUX