Herman Van Rompuy et Gaël Giraud… Ce sont deux grands calibres que les paroisses Saint-François, Notre-Dame d’Espérance et Blocry ont invité pour réfléchir aux enjeux de la fraternité, dans le prolongement de l'encyclique "Fratelli tutti". Malgré des accents différents, ou peut-être grâce à ceux-ci, les deux hommes ont conversé dans un échange nourri et trop court.
C'est par les mots "frères et sœurs" qu'Herman Van Rompuy a débuté son intervention, plaçant celle-ci sous le sceau d'une fraternité en Eglise. Pour l'ancien président du Conseil européen, "on peut être solidaire à distance, sans être fraternel sur le plan personnel". Et le danger est grand que la solidarité ne se limite à sa propre famille ou sa seule tribu. "La véritable charité va au-delà du prochain." Et de mettre en exergue la parabole du bon samaritain, qu'il juge encore pertinente aujourd'hui. Décryptant les rouages du monde contemporain, l'ancien président distingue "une nostalgie d'un monde plus homogène". Or, prévient-il, une telle attitude ne cesse d'être dangereuse, car aucun retour possible n'est envisageable. D'où la nécessité, pour les jeunes générations, de s'atteler à développer un vivre ensemble, "une tâche majeure pour les temps à venir". Une des clefs réside dans l'art de la conversation. En effet, "l'essence de la démocratie est une conversation entre des groupes qui s'écoutent et se respectent". Et le politicien de souligner les apports de l'Union européenne, "un exemple de cette conversation où des compromis sont recherchés entre les peuples".
Une alternative possible
Néanmoins, dans la vie de la cité, "l'argent occupe encore une trop grande place. Une contre-offensive morale doit être menée". Autrement dit, "la monoculture doit être combattue, l'autre doit pouvoir montrer son visage". La responsabilité de faire émerger cette contre-culture qualifiée de positive incombe à chacun. Résolument positif tout au long de l'entretien, Herman Van Rompuy n'a de cesse de mettre en avant les avancées et les réalisations d'un monde en questionnement. Au registre de ses mots favoris, citons : l'empathie, la modération, la confiance, cette dernière étant "la base de la cohésion sociale et du bonheur". La fraternité, ajoute-t-il, "donne un sens à la vie". Et le politicien de pointer la tension entre "le réalisme politique et l'idéalisme éthique".
Une anthropologie de la relation
Gaël Giraud voit dans "Fratelli tutti" le prolongement des encycliques précédentes. "Le pape François est un pasteur. Il tient le même discours depuis 'Evangelii Gaudium'". Parmi les grands thèmes présents dans "Fratelli tutti", le jésuite en distingue trois : "le tout est plus grand que la somme des parties, le temps est supérieur à l'espace (toute grande décision demande du dialogue), et l'unité prévaut sur le conflit, ce qui ne veut pas dire imposer une unité de façade ou dans la violence".
"La fraternité a une dimension sociale, politique et économique." Déployant cet aspect, l'économiste français affirme que "la forme la plus noble de la propriété, ce sont les communs". Et de citer, au passage, la prochaine publication d'un ouvrage qui aura pour titre "Composer un monde commun". A l'inverse, en plaçant la propriété privée comme un absolu, on en arrive à supprimer toute forme possible de fraternité. "La fraternité ouvre à un horizon qui est potentiellement infini." Or, pointe encore Gaël Giraud, "la situation contemporaine a provoqué un repli tribal du côté des plus pauvres, qui se sentent abandonnés, et du côté des plus riches. Tout le monde est concerné par la tentation de la tribalisation".
Habiter le monde
C'est dans la posture revendiquée du grand-père qu'Herman Van Rompuy affirme : "Il faut épouser son temps, vivre dans son temps pour le comprendre, épouser son temps pour donner de l'espoir. C'est une question de méthode. Il faut voir les éclaircies." Loin de la tendance qui ne cesse de souligner les travers du monde et de carrément "noircir le tableau", il préfère se placer à la suite de ce que Mark Eyskens appelait les "meilloristes". Une confiance inhérente au lien social, comme le rappelle, à son tour, Gaël Giraud, qui ajoute : "les relations d'équivalence ne sont possibles que sur fond d'une confiance extrême". Toutefois, "nous n'avons plus réussi à avoir une vraie communauté internationale construite sur le droit", observe-t-il, mettant en exergue les difficultés actuelles rencontrées par le Conseil de sécurité des Nations Unies.
Relever les difficultés
D'une dimension spirituelle, la réflexion des deux invités est partie dans des aspects pratiques, avec une analyse contrastée de la réalité sociale et économique contemporaine en Europe. Herman Van Rompuy en convient, "nos démocraties sont en crise. Elles sont fragilisées parce que beaucoup de gens ne se sentent pas suffisamment protégés par les autorités publiques contre ce qu'ils considèrent comme des menaces, réelles ou fictives". Pour contrer la polarisation et désamorcer un climat anxiogène, le dialogue s'avère crucial. "La démocratie en a besoin comme du pain", ajoute l'homme d'Etat. Mais, en guise de préalable à celui-ci, se trouve le respect de l'un et de l'autre. De son côté, Gaël Giraud souligne "la défaillance des politiques publiques en Europe". Et d'ajouter : "je pense qu'il y a une insuffisance des dépenses publiques".
En conclusion, Herman Van Rompuy rappelle que "le sens de la vie ne se trouve pas dans le sens de prendre, mais de donner quelque chose". Pour Gaël Giraud, "la transcendance chrétienne ultime, c'est la foi dans un Dieu unique". Prolongeant sa réflexion, il observe : "dans la culture européenne, l'Etat a joué, depuis le XIe siècle, le rôle du grand tiers, qui assure la possibilité du lien social. Nous sommes capables d'avoir des constructions symboliques qui donnent à voir cette fraternité".
Angélique TASIAUX