Je vous ai portés vivants, je vous ai portés enfants. Dieu comme vous étiez lourds, pesant votre poids d’amour… » Hommage à Anne Sylvestre, « une sorcière comme les autres » qui vient de rejoindre le paradis des poètes et poétesses. Elle fut, toute ma jeunesse durant et bien après encore, ma chanteuse préférée, celle qui me fit découvrir que le féminisme et la sororité n’excluaient pas les hommes, mais permettaient de nouer une juste alliance avec eux. Comme nulle autre, elle avait les mots pour dire le féminin, ses éblouissements, ses obscurités, ses jubilations et ses souffrances. Comme Georges Brassens, elle avait l’art consommé de raconter, en quelques strophes, une histoire saisie au détour d’une vie, d’un regard, d’un geste. Avec rosserie, parfois, avec tendresse toujours. Il aura donc fallu que sa voix s’éteigne pour qu’on repasse en radio l’une ou l’autre de ses chansons: ces hommages posthumes ne manquent pas d’air, venant de stations qui l’avaient reléguée, elle et ses semblables ciseleurs de la langue française, aux oubliettes! On cherche en vain les successeur-es…
En route vers la « déréalisation » de la société
Douceur, donc, de réécouter Porteuse d’eau, Philomène et Petit bonhomme après une journée épuisante, rivée devant l’écran du PC où les visioconférences s’enchaînent les unes après les autres. Pas sûr que l’efficacité soit toujours au rendez-vous! Entre les caméras qui se figent, les micros trop faibles et le sport qui consiste à savoir prendre la parole sans la couper à quelqu’un qui vient d’avoir la même idée, difficile de ne pas espérer que l’usage de Skype, Zoom et autres Meet ne sera que passager! Quoique… On me notifie que la plupart des formations à destination des enseignants se feront, l’an prochain, à distance et que je puis, si je le souhaite, participer à des modules de formation (près de 10h quand même!) pour maîtriser un logiciel qui permet de les rendre attractifs. Du côté des mouvements de jeunesse, autre proposition pour apprendre à mener une réunion virtuelle. L’inquiétude commence sérieusement à me démanger… Ne serait-on pas en train d’avancer d’un cran dans la « déréalisation » de la société, ce mécanisme insidieux qui remplace progressivement les objets et les personnes par des procédures informatiques?
Le premier confinement nous avait fait découvrir les visites de musée virtuelles et les concerts à distance, et l’on se disait que c’était juste pour attendre que tout revienne à la normale. Mais la normalité qui tend à s’installer, elle a débuté bien avant la survenue du Covid. Nous réglons nos achats et factures via une application; notre feuille d’impôts nous arrive (préremplie!) dans une e-Box; de plus en plus de médecins nous prient de prendre rendez-vous sur leur agenda Internet; nous téléchargeons des livres sur une liseuse et de la musique dans notre téléphone; chaque chaîne de télé dispose désormais d’une plateforme où nous pouvons (re)voir des séries, des documentaires et désormais les films sortent sur Netflix où l’on peut – moyennant abonnement bien sûr – les découvrir depuis notre salon… Tout cela, ça va de soi, pour nous faciliter le quotidien, voire – louable alibi! – pour limiter la production de papier et d’objets. Quant aux visioconférences, elles permettraient une plus grande flexibilité – et éviteraient, au passage, de devoir défrayer les travailleurs pour leurs déplacements.
« Il n’est pas bon que l’humain soit seul »
Admettons. Quelque chose, tout de même, gêne aux entournures. Il paraît qu’à la longue, le télétravail nuit à l’esprit d’équipe. Quelle surprise! Faut-il considérer l’être humain comme une simple variable d’ajustement pour ne pas se rendre compte de ce qui crève les yeux, pour peu qu’on les décolle de son écran? « Il n’est pas bon que l’humain soit seul », pose d’emblée le livre de la Genèse. Et un être humain, c’est fait de chair et de sang, de désirs et de pulsions, comme tout ce qui vit. Ce qui nous constitue – les biologistes eux-mêmes l’affirment –, ce sont les interactions avec autrui. Pas seulement les échanges verbaux, mais aussi les gestes, les regards et même les odeurs. Ce lien très essentiel tissé dans la chair dès la naissance, que devient-il lorsqu’il n’est plus nourri, lorsque les échanges se font par écran interposé? Ecran: quel mot juste pour dire ce qui est caché, masqué, inaccessible…
Le Covid-19 est décidément un ennemi redoutable: non seulement il fauche des vies, mais il blesse indirectement tout notre tissu relationnel. Qu’est-ce qui nous vaccinera contre ce danger, aussi mortel que la maladie du corps? « Noël n’est pas au magasin, mais dans mon cœur et dans mes mains », murmurait aux enfants la chère Anne Sylvestre. Le cœur du message de Noël se donne à entendre cette année dans toute sa puissance: si Dieu lui-même a pris chair humaine, protégeons autour de nous ce qui nous fait humains, (re-)prenons chair, nous aussi!
Myriam TONUS
Laïque dominicaine,
Accompagnatrice fédérale de Sens du Patro