Savamment orchestrée par les éditions du Cerf, la parution d'un livre sur Marthe Robin, mystique française du XXe siècle, a fait couler beaucoup d'encre avant même sa sortie, le 8 octobre dernier. "La fraude mystique de Marthe Robin", livre posthume du père Conrad De Meester, s'attache à démontrer que ses écrits, sa maladie et les phénomènes surnaturels la concernant seraient entachés de plagiat et de simulation. Avant l'analyse de ce livre, revenons sur la vie et l'influence de cette figure qui a marqué des générations de chrétiens, en France principalement.
Qui était Marthe Robin ?
Née en 1902 à la ferme familiale dans une petite vallée parallèle à la vallée du Rhône, Marthe est la dernière d'une fratrie de cinq enfants, élevés dans un environnement chrétien. Elle tombe malade à 18 ans et sa santé se dégrade au fil des années. À 25 ans, elle partage déjà son temps entre son lit et son fauteuil, entre la lecture d’ouvrages religieux et la broderie apprise par sa mère. C’est cette dernière qui la fournit régulièrement à la bibliothèque diocésaine, tandis que des amies plus cultivées lui envoient souvent des livres d’auteurs chrétiens connus. Voilà la "matière" spirituelle qui va constituer la colonne vertébrale de sa foi, confiance totale en Dieu, et amour brûlant pour Lui.
Malgré la paralysie qui gagne peu à peu ses membres, la jeune fille note pour elle-même ce qui, dans ces lectures, rejoint sa propre expérience. C’est ainsi qu’elle va réécrire certains passages en les adaptant à son vécu, changeant un mot par-ci, une phrase par-là. Par exemple, ayant trouvé dans un recueil de citations chrétiennes la phrase «La vie est une petite somme d’argent qu'il faut dépenser uniquement au service de Dieu», Marthe note dans son carnet « La vie est un trésor sans prix qu'il faut dépenser uniquement au service de Dieu.» (1)
Plus tard, lorsqu’elle ne peut plus écrire, elle dicte ses réflexions et expériences mystiques dans le Journal que son confesseur lui a demandé de commencer. Différentes personnes lui serviront de secrétaire, ce qui explique la variété des styles graphiques retrouvée dans l’ensemble de ses écrits.
Car la maladie, outre les maux de tête et la paralysie progressive des membres, s’étend bientôt aux yeux, que toute luminosité brûle, et à l’œsophage, l’empêchant de se nourrir. Bientôt, elle ne peut plus boire non plus. Elle ne survivra que par l’Eucharistie, reçue une fois par semaine.
Parallèlement, sa progression mystique est marquée par des apparitions, de la Vierge Marie d’abord, de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ensuite (Marthe a beaucoup médité ses manuscrits autobiographiques), puis du Christ lui-même. Fin 1930, Marthe commence à revivre la Passion chaque vendredi, et les stigmates apparaissent. Elle découvre concrètement comment la souffrance peut être dépassée par l’amour infini de Dieu.
Marthe Robin meurt en 1981. Au cours de sa vie, elle aura rencontré personnellement 100.000 personnes. Parmi celle-ci: Charles De Gaulle et François Mitterrand, des philosophes, et bien sûr de nombreux chrétiens, dont certains fondateurs de communautés nouvelles. Elle-même fonda les Foyers de charité avec le Père Georges Finet, son confesseur et confident, lieux de retraite où rayonne, aujourd'hui encore, sa spiritualité.
Une mise en question radicale
Telle est la manière dont Marthe Robin est perçue par celles et ceux qui l'ont côtoyée ou rencontrée au cours de leur vie, qui ont bénéficié de ses conseils, de son rayonnement, de son charisme. Telle sont les "éléments biographiques" de cette mystique dont le procès de béatification est en cours depuis 1986,. En 2014, le pape François a officiellement reconnu "l'héroïcité des vertus" de la mystique française, lui reconnaissant dès lors le statut de "vénérable", étape importante du processus.
C'est cette perception qui, aujourd'hui, est mise en cause de façon radicale par le livre du père Conrad De Meester, Belge, religieux carme de Bruges décédé en 2019, et spécialiste reconnu de la mystique chrétienne. Le père De Meester accuse Marthe Robin d’avoir profondément dupé son monde. Ses écrits sont mis en cause: nombre de textes ne seraient que plagiats. Sa paralysie est questionnée: à plusieurs reprises, Marthe Robin aurait pris la plume elle-même. Ses expériences spirituelles sont aussi interrogées: il s’agirait bien souvent de scènes de théâtre. Le fait que, durant cinquante ans, la femme ne se serait nourrie que de l’eucharistie est également mis en doute par l’auteur.
Comment est né ce livre ?
D'aucuns s'étonnent de la parution posthume de "La fraude Mystique", alors que le père De Meester est décédé fin 2019. Quand ce livre a-t-il été écrit? Quelle sont les sources de l'auteur?
L'histoire de cette publication remonte à 1988, lorsque l’évêque de Valence fait appel à Conrad De Meester pour enquêter sur Marthe Robin, dans le cadre du lancement de la phase diocésaine du processus de béatification qui, comme le veut la procédure, se déroule comme un véritable procès. Le carme y tiendra le rôle de "censeur théologique", chargé d’examiner tous les écrits pour déterminer s'ils contiennent ou non quelque chose qui serait "contraire à la foi ou aux mœurs". Le père Conrad s’implique, au-delà du mandat qui lui est confié. Il poursuivra ses investigations après avoir constitué son dossier sur Marthe Robin, dont les conclusions s'avèrent négatives... Il a de sérieux doutes au sujet de Marthe Robin. Il passera la fin de sa vie à interroger des témoins, analyser des documents. Lorsque Conrad De Meester meurt, son manuscrit est pratiquement achevé. Depuis 2012, il a un contrat avec les éditions du Cerf, en vue de publier les résultats de ses investigations, mais le temps et la santé lui fera défaut.
C'est le père Carlos Noyen, archiviste des carmes en Flandre, qui rédigera le dernier chapitre du livre à partir des éléments laissés par Conrad De Meester.
Les réactions de la défense
Les Foyers de Charité n’ont pas attendu la sortie de l’ouvrage pour réagir. Tout comme la famille de Marthe Robin, réaffirmant l'authenticité de sa vie et de sa spiritualité. Sophie Guex, postulatrice du procès de canonisation, a communiqué un document de quinze pages, dans lequel elle précise que le dossier "à charge" du père De Meester, rédigé dès 1988, a bien été pris en compte dans le procès diocésain de béatification, avec 19 autres dossier au total, soit un volume de 17.000 pages...
Le dossier n'aurait donc pas été écarté, mais les éléments qu'il contient auraient été récusés par les autres experts impliqués dans le processus. "A ce stade, la postulation ne sait pas si le père De Meester a inséré dans son ouvrage des éléments nouveaux", précise la note. "Si c’est le cas, [Sophie Guex] prendra le plus grand soin de les étudier sérieusement". Par ailleurs, pour Rome, le rapport De Meester – qui inspire le livre - n’a pas été un obstacle. La Congrégation des causes des saints, en charge de l’examen de la vie et des écrits des futurs bienheureux, à la suite de l'enquête diocésaine, a bien reçu le rapport du théologien carme concernant Marthe Robin, mais rappelle également qu’il ne s’agissait que de l’une des pièces du dossier. En tout état de cause, le processus de béatification se poursuit à Rome, après que le pape a reconnu Marthe Robin comme vénérable en 2014.
Sabine Perouse/Vincent Delcorps/Jean-Jacques Durré/Christophe Herinckx, avec La Croix et cath.ch
(1) {Marthe Robin, mystique et écrivain, J. Bernard, Sophie Guex, Marie-Odile Riwer, Parole et Silence, 2017}
Retrouvez l'analyse de "La fraude mystique de Marthe Robin" (éditions Le Cerf) dans le "Dimanche" n° 38 du 25 octobre 2020.