Dans le monde actuel des spiritualités, la notion de Dieu est loin d’être une évidence. Et en Occident, pourtant imprégné de siècles de christianisme, l’idée d’un Dieu personnel passe de plus en plus mal. Comment comprendre cette évolution et surtout, comment comprendre que Dieu est une Personne?
Pour nos contemporains, ce qu’est Dieu ne va plus de soi. Dieu est désormais souvent perçu comme une Energie cosmique, ou une Force, plus ou moins impersonnelle, qui se confond dans certains cas avec l’Univers lui-même, compris alors comme un Tout divin dont nous sommes, chacun et chacune, une parcelle. Même pour certains chrétiens, la notion et la réalité de Dieu font aujourd’hui difficulté.
Comment comprendre cette réserve grandissante à l’égard de ce que l’on appelle « Dieu » dans les religions révélées, dont le judaïsme, le christianisme, l’islam? Les raisons de ce changement majeur dans nos sociétés, mais aussi dans la sphère des religions traditionnelles, sont multiples et complexes. Il y a, bien sûr, le processus de sécularisation en cours depuis plusieurs siècles, dont l’un des effets les plus importants est d’avoir écarté Dieu de la vie sociale. Désormais, Dieu, ou du moins une certaine idée de Dieu, n’est plus le fondement de notre vivre ensemble. Par conséquent, Dieu et la religion ne sont plus indispensables à la cohésion de la société.
En lien à ce processus de sécularisation – à la fois comme cause et effet – il y a la critique plus ou moins radicale de la théologie chrétienne, qui culmine avec les trois penseurs athées qu’on appelle couramment les « maîtres du soupçon », au tournant des XIXe-XXe siècles: Marx, pour qui Dieu est « l’opium du peuple », Nietzsche, pour qui « Dieu est mort » et Freud, pour qui Dieu est une illusion… Leurs mises en question respectives de Dieu ont fortement contribué à ébranler la foi traditionnelle en un Dieu-Amour, éternel et tout-puissant, bref Dieu tel que le propose la foi chrétienne.
Une certaine interprétation du dogme
Une troisième cause du « recul » de Dieu dans la conscience de l’humain occidental vient des chrétiens eux-mêmes. D’une part, l’instrumentalisation de Dieu au cours de l’histoire, à des fins politiques, coloniales, sociales… D’autre part, une certaine interprétation du dogme chrétien, interprétation qui tend à enfermer Dieu dans des formules qui le définissent, comme si Dieu était un objet qu’on pouvait saisir définitivement. Or, bien compris, le dogme est précisément censé empêcher qu’on réduise Dieu à certains des « aspects » qu’on a perçu de lui, même si cette connaissance nous a été révélée par et en Jésus-Christ, Parole définitive de Dieu.
Les aînés parmi nous se souviennent de formules du catéchisme à connaître par cœur, nécessaires et, à la limite, suffisantes pour « être sauvé ». Si nous forçons sans doute le trait, le fait de mettre l’accent sur une définition de Dieu, aussi exacte soit-elle, a fini par réduire le Mystère indicible de Dieu à ce qu’on peut en comprendre, à adhérer à une foi suffisante, sans plus chercher à approfondir, à entrer dans le Mystère. Dieu s’est alors en quelque sorte affadi dans la conscience de beaucoup, Il est devenu un concept froid, sans vie, Il a perdu toute saveur spirituelle. Non pas Dieu lui-même, bien sûr, mais la religion qui était censée être une médiation inspirée et inspirante vers Dieu, est devenue pour beaucoup lettre morte. Et le fait que, en certains lieux, la foi en Dieu est restée ou redevenue bien vivante, ne suffit pas pour que le message rejoigne nos contemporains.
Par conséquent, lorsque s’est réveillée la faim de sens dans nos sociétés, les conditions n’étaient pas réunies pour qu’ils puissent chercher une Source vive du côté de Dieu. Aujourd’hui, beaucoup cherchent une voie du côté des spiritualités orientales, ou de certaines pratiques de méditation.
La perte de sens qui marque la notion de Dieu pour beaucoup touche en particulier le fait que, pour la voie chrétienne (mais pas seulement), Dieu est une Personne. Même s’il ne s’agit pas d’une définition dogmatique à proprement parler, ce caractère personnel de Dieu est au cœur de la Révélation chrétienne. Cette « dimension » de Dieu est cependant devenue incompréhensible, et même in-sensée pour beaucoup.
Un Dieu à notre image
Quand on évoque l’idée d’un Dieu personnel, ce qui vient à l’esprit et à l’imagination est souvent cette image d’un auguste Vieillard barbu, juge souverain sur son trône – image issue du Livre de Daniel, dans l’Ancien Testament, et qui s’est répandue subrepticement mais profondément dans l’imaginaire collectif. S’est alors produit avec cette image, ou d’autres du même genre, ce qui s’est passé avec de nombreux dogmes chrétiens: la Réalité ineffable de Dieu finit par se confondre avec une représentation de Dieu forcément partielle et limitée. Dieu finit par se réduire à une image de lui, jusqu’à devenir une idole: un Dieu à notre image, à notre mesure. Du coup, lorsqu’on parle de Dieu comme « personne », on risque de le percevoir comme une personne… comme nous.
On comprend dès lors pourquoi l’Ancien Testament, insiste tant sur l’interdiction de représenter Dieu. Il s’agit justement de préserver le Mystère de Dieu, d’éviter de le réduire à nos dimensions trop humaines. Certes Dieu se fait proche de nous, jusqu’à nous rejoindre dans le tréfonds de notre humanité, nous dévoilant ainsi son humilité essentielle. Mais cette proximité n’a de sens que s’il s’agit du Dieu éternel, Réalité ultime, Mystère inconnaissable qui se donne et se fait connaître à nous. Pour que la réalité de Dieu-Personne retrouve son sens pour les chrétiens et les chercheurs de sens, il faut prendre conscience que Dieu est Personne en un sens qui nous dépasse essentiellement, en un sens… divin, et non pas humain. Si l’humain est une personne, c’est au sens d’une participation à ce qu’est Dieu en lui-même. Ce n’est pas Dieu qui est une personne comme nous, c’est nous qui sommes, un peu, des personnes comme Dieu.
Nous ne nous arrêtons pas ici à la théologie de la Trinité, qui implique un développement de la notion de personne à propos de Dieu. Evoquons seulement les trois Personnes de la Sainte Trinité, qui sont dans une relation faite d’intimité accomplie, d’amour achevé, de réciprocité complète, de sorte que Dieu est, en quelque sorte, relation. Cette Réalité divine nous montre ce qu’est la personne humaine: un être appelé à la relation, à l’image et à la ressemblance de Dieu.
Amour et relation
L’humain est un être fait pour l’amour, fait pour la relation, parce que Dieu est Amour et Relation. Si Dieu était une force, une énergie impersonnelle, il serait moins qu’humain. Il serait « quelque chose » qu’on pourrait saisir, utiliser, manipuler pour nos besoins. Mais il ne pourrait alors pas être Amour. Cependant, on comprend que le recours à un Dieu comme force impersonnelle est une réaction à l’abus d’anthropomorphisme souvent présent dans nos pratiques et nos discours religieux.
Pour éviter de projeter ce que nous sommes sur Dieu, une forme de purification peut s’avérer nécessaire. Cette purification peut passer par une « théologie négative », qui consiste à « nier » chaque affirmation sur Dieu. Par exemple: affirmation: « Dieu est une personne » – négation: « Dieu n’est pas une Personne ». Le but de cette voie pratiquée par des théologiens et des mystiques n’est pas, en réalité, de nier une « qualité » de Dieu. Il ne s’agit pas de dire que Dieu serait impersonnel, mais de reconnaître que cette qualité, en Dieu, est toujours « plus » que ce que nous pouvons en saisir. Si Dieu est une Personne, c’est en un sens plus plénier que ce que nous pouvons en percevoir.
Quel que soit le moyen utilisé, l’essentiel est de prendre conscience que Dieu ne peut être enfermé dans aucune définition, qu’Il dépasse infiniment nos capacités, qu’Il est toujours au-delà de tout ce qu’on peut affirmer ou comprendre de Lui. Même lorsque certaines affirmations sur Dieu – « Dieu est Père », « Dieu est bon », etc. – nous ont été révélées par Dieu Lui-même, nous risquons toujours de les réduire à ce que nous connaissons, ou croyons savoir.
Il en va de même, et peut-être davantage encore, dans la prière. Lorsque nous nous adressons à Dieu, qui est Quelqu’un, qui est une Personne, certains diront: une Conscience, nous risquons de nous attacher à une représentation trop humaine, qui peut devenir une entrave à rencontrer le vrai Dieu, dans le silence de notre recueillement. Pour y remédier, un chemin nous est donné par Dieu lui-même: apprendre à regarder intérieurement, à contempler la personne de Jésus. Car qui voit Jésus, « image du Dieu invisible », voit le Père. En accueillant Jésus qui se donne à nous, nous entrons peu à peu dans le Mystère de Dieu, et nous laissons connaître par Lui.
Christophe HERINCKX