D’où venait-il ? Venait-il de loin ? Où allait-il ? Allait-il quelque part ? Où avait-il dormi ? Avait-il dormi ? Qu’avait-il bu et mangé ? Avait-il bu et mangé ? Depuis quand n’avait-il pas été regardé ? Quand l’avait-on écouté et lui avait-on parlé pour la dernière fois ?
Que mendiait-il à la cantonade devant la terrasse de l’établissement ? Une cigarette ! Juste une cigarette ! Quelle fut la réponse du public ? Peu nombreux, mais connecté dès potron-minet. L’indifférence ? La gêne ? Le mépris ? Face à ce silence, je lui répondis d’un geste que je n’en avais pas. J’entrais dans l’établissement.
En vain. Ce dont j’avais besoin n’était pas encore préparé. Question de temps. Je reviendrai. Je sortis. L’homme était toujours là. De quoi avait-il besoin, lui ? Je pouvais encore l’éviter. Combien de fois ne le faisons-nous pas ? Ce matin-là, je ne l’ai pas fait. Visiblement, cet homme était sur mon chemin. J’allais donc à sa rencontre.
Que me demanda-t-il ? Une pièce ! Juste une pièce ! En ouvrant une main dans laquelle quelques euros attendaient du renfort. A-t-il remarqué mon geste mesquin ? Lorsque j’ai choisi la plus petite des deux pièces qui sortirent spontanément de ma poche. Un euro ! Juste un euro ! Je n’en sais rien.
Pourquoi m’a-t-il alors si chaleureusement remercié ? Pourquoi ? Attendait-il une pièce depuis longtemps ? Devant tant de gratitude (était-elle teintée d’une once d’obséquiosité ?), j’ai tenté de ramener mon geste à sa juste valeur. Minime ! Très minime ! En vain !
Alors, nos regards se sont croisés. Nous nous sommes regardés. Nous nous sommes vus et nous nous sommes appréciés. Depuis quand n’avait-il pas été regardé ? Son visage était tout meurtri et contusionné. S’agissait-il de blessures récentes ou anciennes ? Résultaient-elles de coups ? Apparemment, elles n’étaient pas dues à un excès de caresses !
Il me dit qu’il avait 58 ans. Quand l’avait-on écouté pour la dernière fois ? Qu’il était encore capable de travailler. Que c’était difficile de trouver du travail. Une immense détresse et un profond désespoir se lisaient dans ses yeux.
Je lui dis (c’est tout ce que j’ai trouvé à dire) de faire confiance en la vie. Quand lui avait-on parlé la dernière fois ? Qui sait ? Peut-être qu’au prochain carrefour allait-il trouver l’emploi qu’il désirait ? Il reçut le message en plein cœur. Quelque peu ragaillardi, il renouvela ses ostentatoires remerciements.
Tout en l’écoutant et en lui parlant, je m’écartais de lui. Portait-il un masque ? Je n’en sais plus rien. Lui continuait à me remercier. Malgré la distance physique qui s’installait inexorablement entre nous. Visiblement touché par ma générosité calculée ou par autre chose. Mon regard ? Mon écoute ? Ma parole ? Que sais-je encore ?
Je m’éloignais. Je me retournais parce qu’il parlait toujours. Je refis un ou deux pas dans sa direction pour lui souhaiter une belle journée. Il fit de même. Puis je m’en allais définitivement vers une autre destination.
Qu’avais-je croisé ce matin-là si ce n’est toute la misère du monde ? La faim ? La pauvreté ? Le chômage ? Qui avais-je croisé si n’est moi-même à travers le regard de l’Autre ? Ma mesquinerie ? Mon égoïsme ?
Avais-je fait une bonne action ? Certainement pas ! Était-ce ce qu’il fallait faire ? C’était juste…
Patrick Gillard