Ce qu’il vous faudrait, c’est une bonne guerre!", répétait ma grand-mère en 1968. Française, elle approuvait sans réserve le général de Gaulle qui avait qualifié les manifestations estudiantines de "chienlit" - mot évocateur qui se passait de définition. Il est vrai qu’elle avait connu la rude occupation allemande de Paris et son cortège de privations mais aussi, trente ans avant, la Première Guerre mondiale, appelée on ne sait pourquoi "la Grande Guerre" - comme s’il y en avait de petites! Evoquer une bonne guerre était pour elle une façon de marquer le superlatif, exactement comme elle disait: "Si tu continues, je vais te donner une bonne raclée." Le propos n’avait rien de sadique; c’était l’expression d’une génération qui fut profondément et définitivement marquée par deux conflits qui allaient figurer, dans les mémoires et les livres d’histoire, comme les trous noirs du XXe siècle, dans lesquels fut engloutie une certaine idée de la bonté de l’humanité. Le temps, à cette époque, s’écoulait encore avec suffisamment de lenteur pour qu’une existence humaine ne soit traversée que d’un ou deux événements à l’aune desquels on jugeait tout le reste. Que des jeunes martèlent "Il est interdit d’interdire" ou "Sous les pavés, la plage" paraissait comme une manifestation d’enfants gâtés et vaguement désœuvrés à celles et ceux qui, à ce même âge, avaient connu les bombes, la déportation, la vie avec la peur au ventre. Beaucoup vécurent avec la certitude qu’un troisième conflit mondial était inévitable. La guerre de Corée, en 1950, provoqua une ruée sur le sucre et le savon: une génération de baby-boomers garde le souvenir des pavés de Sunlight qui ont accompagné, des années durant, leurs ablutions, semblant se multiplier au fur et à mesure qu’on les utilisait! La razzia sur les rouleaux de papier toilette, au début de la crise de Covid-19, n’est au fond que la résurgence d’un comportement instinctif en période d’insécurité, les préoccupations d’hygiène étant simplement différentes.
Le dernier avatar de la menace fut, pour ma grand-mère comme pour la génération de mes parents, "l’ennemi à l’Est", l’Union soviétique, l’ancien allié devenu à son tour exterminateur de son peuple. Et à vrai dire, nous qui étions nés juste après la guerre, avions fini par nous convaincre que ce nouvel ordre du monde reposerait sur un équilibre délicat et hideux, celui de la terreur entretenue par la menace nucléaire. En attendant, après avoir occupé les auditoires universitaires, on s’ébrouait dans l’optimisme des "golden sixties" et de la création des supermarchés, tout en lisant Soljenitsyne et en défilant contre la guerre du Vietnam et la famine au Biafra. Les horreurs du passé et la grande Histoire, c’était fini. Le premier pas de l’homme sur la lune: voilà l’évènement qui inaugurait une nouvelle ère et si l’on était femme, on avait conscience de bouleverser radicalement des millénaires de subordination et de grossesses à répétition.
"Village global"
Et puis, tout s’accéléra, au rythme des avancées technologiques. Le mur de Berlin entraîna dans sa chute celle de l’empire que l’on croyait indéboulonnable. Internet mit en connexion tous les pays du monde, la planète devint "village global", improbable mosaïque de pays (re)devenus souverains tandis que les grandes idéologies, qui avaient fait et défait l’Histoire du XXe siècle, subissaient à leur tour la loi d’airain de l’obsolescence programmée. Et non contente de connaître, comme ses arrière-grands-parents, le passage à un nouveau siècle, notre génération allait vivre – fait infiniment plus rare! – le passage à un nouveau millénaire. C’est à ce moment qu’apparaît la génération de nos jeunes, ceux qu’on appelle les millenials. Ils n’ont rien connu de tout ce qui précède. Même les deux guerres mondiales sont devenues pour eux un chapitre de leur cours d’histoire, au même titre que le petit livre rouge de Mao Tsé Toung et l’expo de 1958 symbolisée par l’Atomium. L’effondrement des tours jumelles à New York et la crise financière de 2008 les a à peine effleurés. Le monde dans lequel ils vivent, ce monde qui a muté, ils n’en connaissent que le présent… et la menace qui pèse sur son avenir: non plus d’abord celle d’un conflit armé, mais la destruction globale, déjà à l’œuvre, du milieu même qui permet la vie. C’est vertigineux à penser: un demi-siècle a suffi pour changer radicalement et par le fond non seulement les paysages, mais aussi la manière de faire humanité. Il faut espérer – et agir en conséquence! – pour que les événements marquants de la jeunesse présente ne se limitent pas aux grèves scolaires pour le climat et à une pandémie mondiale! Il se pourrait qu’à défaut d’une bonne guerre, il leur faille une sacrée dose de courage pour bâtir l’avenir dont ils rêvent…
Myriam TONUS