Des kinés bénévoles prennent soin des personnes migrantes


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Des kinés bénévoles prennent soin des personnes migrantes
(c) D. Vanderheyde / HI
Par Anne-Françoise de Beaudrap
Publié le - Modifié le
6 min

Les personnes torturées ou blessées lors de la route vers l’Europe peuvent bénéficier d’un traitement assuré par des kinés bénévoles. Soigner le dos peut aider à aller mieux dans sa tête, constatent les deux jeunes professionnels d’Handicap international que nous avons interviewés.

(c) D. Vanderheyde / HI

L’ONG Handicap international vient de rouvrir à Bruxelles les deux lieux de consultations kiné destinés aux personnes migrantes. Ils sont une dizaine à se relayer tout au long de la semaine soit près du Petit Château, soit à proximité de la gare du Midi. Leur patientèle est constituée de personnes fragilisées par la migration. Et pendant la période de confinement, les séances ont été interrompues.
Parmi ces bénévoles qui prennent soin physiquement des migrants, nous suivons le récit de deux jeunes kinés: Alice Carbonnelle qui assure ce service depuis près de six mois maintenant, et Adrien Vandeleene qui a rejoint l’équipe des bénévoles plus récemment. Les deux ont eu envie, à un moment donné, de rendre service différemment au sein de la société. Pour Adrien, l’occasion s’est présentée quand le cabinet où il travaille habituellement a dû être fermé par mesures de confinement. Les deux kinésithérapeutes interrogés n’ont toutefois pas plus de connaissances sur les questions migratoires que la majorité de la société.
Alice raconte: "les patients nous sont souvent envoyés par les psychologues qui reçoivent en consultation dans le même cabinet". Le fait d’être entourés par d’autres organisations humanitaires comme Médecins sans frontières permet de mieux percevoir les demandes des personnes migrantes. Elles ne vont pas spontanément demander à ce que leurs douleurs soient soignées par des massages et exercices. Le personnel qui les reçoit pour un autre service pourra déceler la demande sous-jacente et orienter la personne vers une consultation kiné.

Une lourde histoire à soigner

(c) D. Vanderheyde / HI

Les bénévoles devront s’adapter aux besoins. "J’utilise beaucoup les massages, explique Alice Carbonnelle, pour soigner les problèmes de stress et d’angoisse. Mais si des problèmes physiques sont avérés, je privilégie des exercices de revalidation musculaire." Le soin apporté doit tenir compte de l’état psychologique du patient, y compris de son histoire médicale. "Je fais attention à produire les bons gestes, précise Adrien Vandeleene, sans quoi je peux produire un mécanisme de défense quand je m’approche de la colonne cervicale." Les personnes migrantes ont souvent subi des mauvais traitements dans leurs pays d’origine qui occasionnent aujourd’hui encore des réactions vives quand le kiné s’approche de telle ou telle partie du corps. Adrien prend un deuxième exemple: "pour traiter le dos, je dois habituellement demander au patient d’enlever ou de remonter le t-shirt. J’essaie à chaque fois de sentir si la personne blessée peut accepter ou non."
Le rythme de vie de ces personnes, entre démarches administratives et attente de réponses, ne contribue pas à une disparition rapide des douleurs. Un jeune patient raconte ce qui arrive tant qu’il attend l’obtention d’un permis de séjour: "Quand je suis stressé, je sens beaucoup de douleurs musculaires. J’essaie de faire des exercices physiques pour calmer le mal, mais parfois je n’en dors pas." Leur état physique
peut donc évoluer d’une séance de kiné à l’autre. Pour les bénévoles qui peuvent faire le suivi, "on voit ce qui a marché ou ce qui ne fait pas d’effet", comme l’explique Alice Carbonnelle. La discussion avec le patient permet d’améliorer le soin par rapport aux évènements qu’il vit. "Ainsi, ils sont plus à l’aise", reconnait la jeune fille. Adrien Vandeleene complète: "nous prenons le temps avec chaque patient, le soin dure entre 45 minutes et une heure. Dans certains cas, le seul objectif est que la personne puisse reprendre le contact avec son propre corps".
Il est difficile d’imaginer dans quelles conditions les migrants vivent au quotidien. Certains sont hébergés chez des particuliers ou dans des
structures temporaires. Le rendez-vous kiné n’est donc pas toujours leur priorité, comme l’explique Adrien: "s’ils ont dormi la veille à la rue, il y a le risque qu’ils oublient leurs séances avec nous". Au contraire, raconte Alice: "certains patients arrivent une heure à l’avance dans nos bureaux pour bénéficier de la chaleur et de l’électricité. Sinon, ils passent la journée à se débrouiller dans la rue".

La partie invisible de la population

Outre les conditions de vie, en hébergement temporaire ou parfois à la rue, les personnes fragilisées par leur parcours migratoire s’inquiètent aussi (et surtout) pour leurs familles restées au pays. Adrien Vandeleen qui prend souvent le parti de parler avec ses patients, constate que cette inquiétude vient se loger dans des douleurs physiques récurrentes chez eux. De son côté Alice Carbonnelle met l’accent sur
le suivi des mauvais traitements que les personnes ont subi au départ de leurs migrations ou lors des terribles étapes. "Les patients se confient sur les électrocutions ou le maintien dans des positions très inconfortables pendant de nombreuses heures. En fonction de ces informations, nous adaptons le soin pour apporter un peu de réconfort aux muscles blessés." Sur le plan pratique, il est parfois nécessaire de faire appel à un interprète pour traduire les paroles de ceux qui ne parlent pas français ou anglais.
Pour les deux jeunes kinésithérapeutes, cette expérience bénévole à Handicap international permet une meilleure prise de conscience des questions migratoires. Alice avoue avec un peu de découragement: "les patients sont contents d’avoir cette heure de soulagement chez nous. Mais moi, je me sens impuissante face à la situation." Adrien conçoit cette heure passée avec des patients venus des quatre coins du monde comme une occasion inespérée "d’apprendre plein de choses". Le jeune homme envisagerait volontiers, dès que la situation sanitaire le permettra, de voyager dans le cadre d’un projet humanitaire pour pouvoir apporter un mieux-être par sa pratique médicale. Mais déjà, reconnaît-il: "Je voyage par le récit de mes patients!"
Alice confirme aussi la richesse des échanges multiculturels qui peuvent se tenir lors des séances kiné. "Quand le patient parle français ou anglais, c’est intéressant de parler de ses traditions, notamment sur le plan culinaire. J’essaie aussi de discuter avec eux de religion ou de leurs pays, tout en restant prudente sur ce qu’ils veulent bien me confier."
Est-ce que ces soins pourraient être assurés dans d’autres cabinets? Le service rendu par les kinés bénévoles de Handicap international vient remplir un vide administratif et financier. Les personnes migrantes font partie de cette population dépourvue d’accès aux soins pour cause de non-enregistrement auprès des services de santé (autant que les sans domicile fixe par ailleurs). Ces hommes et femmes éprouvés par les étapes de la migration n’auraient pas les moyens de financer les mêmes séances kiné dans un cabinet ordinaire, avec des moyens limités et peu ou pas de remboursement par les mutuelles. Adrien Vandeleene remarque que "le système de santé en Belgique est performant,
mais il a des limites…" Le jeune kinésithérapeute essaie donc de convaincre certains collègues d’accepter quelques patients venus de pays éloignés dans leurs cabinets. Du côté de l’ONG Handicap international, la volonté est forte d’augmenter les capacités: "pour l’instant il y a une forte demande, mais nous n’avons pas suffisamment d’espace pour tous les accueillir", souligne Ludovic Bourbé, responsable
du projet migration en Belgique.

Anne-Françoise de Beaudrap


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