
Village en feu près de Zakho dans la nuit du 20 au 21 juin 2020. (c) Ankawa.com
Les dernières semaines, l’aviation turque a franchi la frontière avec l’Irak à plusieurs reprises en y pourchassant des victimes de Daesh. Ces chrétiens et yézidis sont donc maintenant victimes de bombardements par des troupes de l’Otan.
Pour rappel, l’Occident était très préoccupé quand l' »Etat islamique en Irak et au Levant » (le groupe terroriste connu sous son acronyme « Daesh ») a vidé, pendant l’été 2014, la ville de Sinjar, où vivent les yézidis, et plusieurs villes du nord-est de la Syrie et du nord-ouest de l’Irak les populations chrétiennes. L’alliance militaire des Etats-Unis, du Canada et des pays européens et l’Otan ont envoyé des troupes – y compris des militaires belges – pour aider à libérer Sinjar, la plaine de Ninive et Mossoul deux à trois ans plus tard. Entretemps, des yézidis sont retournés petit à petit à Sinjar tout comme des chrétiens essaient de reconstruire leurs vies dans des villes historiquement chrétiennes comme Qamishli ou Hassaké en Syrie et Zakho ou Qaraqosh en Irak.
Aujourd’hui, des troupes d’un des alliés de l’Otan, la Turquie, se permettent de transgresser régulièrement et ouvertement la frontière avec la Syrie et l’Irak, sous le prétexte d’y bombarder des positions de rebelles kurdes. Et à chaque fois, les anciennes victimes de Daesh sont de nouveau pourchassées, cette fois-ci sous les bombardements d’avions de chasse ou de drones d’une alliance militaire dont fait aussi partie la Belgique. Mais personne ne réagit, ni l’Union européenne ni aucun membre de l’Otan, ni à Bruxelles, ni dans quelque autre capitale occidentale. Pourquoi un membre de l’Otan peut-il menacer la diversité qui vient d’être libérée de la terreur de Daesh? Pourquoi le Président turc Recep Tayyip Erdoğan peut-il apparemment tout se permettre?
Les griffes
Le raid turque de la nuit du samedi 20 au dimanche 21 juin visait la région de Zakho. Zakho est une ville de quelque deux cent mille habitants à l’extrême nord-ouest de l’Irak. La région a toujours abrité une majorité de chrétiens, tant des Assyriens dont la présence est attestée depuis la fin du Ve siècle que des Arméniens qui se sont installés au sud des frontières de la Turquie moderne après les génocides des chrétiens par les Jeunes Turcs à l’issue de la Première Guerre mondiale. Les chrétiens de Zakho appartiennent en général à l’Eglise chaldéenne; leur patriarche actuel, le cardinal Louis Raphael Sako, est lui-même originaire de Sako. Cela explique naturellement son émotion la semaine dernière; plusieurs chrétiens ont dû, en effet, de nouveau prendre la fuite.
Le gouvernement d’Ankara a baptisé ses frappes aériennes « Griffe de l’aigle ». Quelques jours auparavant, c’était entre autres la sainte montagne des yézidis et la ville de Sinjar que la Turquie prenait pour cibles. « Les Turcs sont parvenus à ce que même Daesh n’a jamais fait: attaquer le sanctuaire yézidi du cheikh Chilmira à plus de 1.400 mètres d’altitude, affirme Samir Al-Khoury, le prêtre du diocèse chaldéen d’Amediyah et Sako. Ils ont aussi bombardé le camp de Makhmour au sud de la capitale Erbil du Kurdistan irakien. Ce camp abrite non seulement des réfugiés kurdes mais aussi des centaines de yézidis qui n’ont pas encore pu retourner sur leurs terres natales. »
En plus des « Griffes de l’aigle », la Turquie a aussi lancé les « Griffes du tigre »: des incursions de troupes terrestres en Irak. Dès l’aube du 17 juin, des commandos turques ont pénétré dans la région de Haftanin, située à l’est de Sako et à une quinzaine de kilomètres de la frontière turque. Le ministère turc de la Défense a déclaré que cette opération avait été lancée « en légitime défense » contre les forces du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui est aujourd’hui moins actif sur le sol turque mais qui a conservé des bases dans le nord de l’Irak. Il semble que le Président turc Recep Tayyib Erdoğan continue en Irak la politique qu’il a déjà pu mener sans obstacles en Syrie, c’est-à-dire travailler à l’établissement d’un soi-disant « couloir de sécurité » le long de ses frontières.
Géopolitique
Le gouvernement de Bagdad ne semble ni pouvoir ni vouloir trop s’opposer à cette transgression des règles internationales. Après tout, le nord de l’Irak est quasi-indépendant, géré par un régime « kurde » à Erbil qui n’est pas fort apprécié par le gouvernement au pouvoir dans la capitale irakienne. « A la suite de l’offensive, Bagdad a convoqué l’ambassadeur turque pour protester, mais cela n’est qu’une simple mesure d’affichage », explique le politologue irakien Ahmed Rushdi au micro de Radio France International. « Trois jours avant l’offensive, le chef des renseignements turques était chez le nouveau Premier ministre irakien, Mostafa al-Kazimi. Celui-ci comprend que la Turquie est une grande puissance en lien avec d’autres grandes puissances comme les Etats-Unis. »
Car, en effet, les opérations militaires turques sont liées aux jeux de pouvoir géopolitiques intenses dans la région. La Russie y intervient aussi sans scrupules avec des frappes aériennes, par exemple à Idlib au nord-est de la Syrie. Et il y a par ailleurs plusieurs milices chiites en Irak, fortement soutenues par Téhéran. Or ce qui semble être le plus inquiétant, c’est que les Etats-Unis, dont le président Donald Trump a diminué la présence militaire au Moyen-Orient, comptent désormais sur la Turquie pour défendre les « intérêts occidentaux ». Mais les intérêts turques ne sont nullement « occidentaux »; au nord de la Syrie par exemple, plusieurs milices paramilitaires turques sont très proches d’al-Nusra, un groupe terroriste sunnite pas moins redoutable que Daesh.
Au début des incursions turques en Syrie, en octobre dernier, il y avait encore des voix à l’étranger qui se levaient pour protester. Le ministre-président flamand Jan Jambon par exemple avait plaidé à l’époque pour des sanctions économiques contre la Turquie; s’en souvient-il encore? Même des pasteurs évangéliques proches de Trump étaient révoltés l’année dernière par la lâcheté avec laquelle les chrétiens de la zone gouvernée par le « Système fédéral démocratique du Nord de la Syrie » avaient de nouveau été livrés à leurs anciens bourreaux. Mais entre-temps, avec la pandémie de coronavirus et le mouvement #BlackLiveMatters et l’approche des élections présidentielles aux Etats-Unis, plus personne ne se préoccupe des victimes de l’agression turque au Moyen-Orient.
Nationalisme turc
Pour Erdoğan aussi, bien plus que la menace d’attentats ou d’infiltrations kurdes en Turquie, c’est un agenda personnel qui régit ses actions militaires. Une profonde récession économique se profile dans son pays. Le président turc est en perte de popularité, quelques défaites électorales importantes lui ont été infligées. Son parti a même perdu le mayorat d’Istanbul, la ville dont il a été maire lui-même il y a un quart de siècle. Le président joue dès lors la fibre nationaliste, comme à son habitude, dans de telles circonstances: intervenir contre les Kurdes flatte toujours l’ego nationaliste d’une partie de l’électorat turque. Les yézidis d’Irak et les chrétiens en Irak ou en Syrie ne forment dès lors qu’un dommage collatéral pour lui… et un lâche oubli pour l’Occident.
Benoit LANNOO