On ne saura probablement jamais qui, au sein de l’équipe en charge de la communication, a eu l’idée de parler de « distanciation sociale ». Mais – que l’on me pardonne la rosserie due à l’exaspération – ce ne devait pas être une personne maîtrisant excellemment la langue française – ni l’anglais, d’ailleurs. Car traduire littéralement social distancing par « distanciation sociale », c’est introduire en français une signification quasi obligée… qui ne l’est pas nécessairement dans la langue de Shakespeare. Car en anglais, l’expression renvoie presque toujours au fait d’établir une distance physique entre soi et une autre personne, ce qu’on appellera en français une « distance de sécurité » afin d’exprimer la raison de l’éloignement. Par contre, dans notre langue, parler de distanciation sociale renvoie au fait de se démarquer volontairement de tel ou tel groupe de personnes. Par exemple, lorsqu’un bourgmestre d’une commune huppée de la côte clame à qui veut l’entendre qu’il ne veut pas voir « des Frigobox venir pique-niquer sur ses belles plages », il s’agit bel et bien de distanciation sociale. Ou encore – cas plus fréquent – lorsque des parents refusent d’inscrire leur progéniture dans l’école du quartier, au prétexte qu’on y trouve trop d’enfants qui sans aucun doute « font baisser le niveau »… Chaque fois, plus banalement, que l’on se surprend à penser (comme le pharisien au temple): « Heureusement que je ne suis pas comme ces gens-là », on pratique la distanciation sociale. Rien à voir avec une saine distance de sécurité, mais tout à voir avec une forme de mépris larvé.
N’est-ce pas ergoter pour bien peu de chose?, demandera-t-on. Voire. Les mots sont eux aussi porteurs d’une charge virale invisible. Dans la mesure où jamais, dans la vie quotidienne, on ne parle de distanciation lorsqu’il s’agit simplement de ne pas se marcher les uns sur les autres (on dira spontanément: « Gardez vos distances! »), ce mot inhabituel mais fortement connoté que l’on répète, ressasse, utilise en toutes circonstances et qui est placardé même dans les écoles induit, si l’on n’y prend garde, une forme de méfiance. L’autre devient une menace dont il faut se préserver. Parce qu’il est potentiellement porteur du virus. Plutôt que de nous sentir solidaires les uns les autres, embarqués ensemble sur le même radeau fragile (ne sommes-nous pas toutes et tous potentiellement porteurs de ce virus?), plutôt que de nous encourager, en sourire et faire de la bonne distance un geste d’attention à autrui, la distanciation divise et entretient l’anxiété. Le simple bon sens paraît impuissant devant la menace: les « gestes barrière » destinés à parer à la transmission virale se font obstacles à la communication. Et – le redira-t-on jamais assez? – le risque zéro n’existant pas, on voit se multiplier, marketing aidant, des initiatives qui défient l’imagination, telles ces plaques de plexiglas qui sépareraient deux convives attablés ensemble au restaurant (en plus, évidemment, de celles qui sépareraient les tables entre elles). Franchement, qui aura envie de se faire un petit souper sympa dans des conditions qui évoquent irrésistiblement les visites au parloir d’une prison? S’il s’avère objectivement que de telles mesures d’hygiène sont indispensables pour juguler la propagation du nuisible, alors heureusement qu’il n’est pas encore question d’autoriser les rassemblements eucharistiques! Vous imaginez? Désinfection de tous les objets sur l’autel, du micro, des mains avant d’aller communier, de celles du prêtre avant et après la communion, de toutes les chaises après la célébration… Cela vous fait rire? Regardez comment cela se passe à l’entrée d’un magasin, où vous devez passer vos menottes au gel hydroalcoolique avant de pouvoir prendre un panier ou un caddie déjà désinfectés. Ce ne sont pas les directrices et directeurs d’école qui apporteront un démenti!
Attention. Je ne mets aucunement en cause ici des mesures répétées en boucle afin qu’un maximum de personnes les respectent et, ce faisant, aident à circonscrire (et si possible éteindre) l’épidémie. Ce qui interpelle, dans ces circonstances, c’est de voir tant de personnes suivre à la lettre des consignes en en faisant des mantras dont on ne se donne même pas la peine de penser l’esprit qui les habite. Quelques-uns s’y essaient, pourtant, qui invitent sur la porte de leur magasin à « veiller à maintenir la bonne distance » ou rappellent, comme la Première ministre, que les masques FFP2 sont réservés au personnel médical et qu’un bandana ou une écharpe bien portés offrent une sécurité suffisante. Nul.le ne peut prédire ce que sera la société « après Covid ». Il est cependant urgent d’y penser, afin qu’outre la santé soit préservée ce qui en nous est le plus précieux: notre commune humanité, fraternelle et sororelle.
Myriam TONUS