Autorité spirituelle, abus de confiance, abus sexuel… Ces mots, tirés d’une enquête récente sur les agissements du père Georges Finet*, sont les mêmes à propos de Jean Vanier et de prêtres de la Communauté Saint-Jean. Comment comprendre qu’ils aient pu agir si longtemps?
Fin 2019, Sophie Ducrey, victime des agissements d’un prêtre de la Communauté Saint-Jean, publiait « Etouffée, récit d’un abus spirituel et sexuel ». C’est l’histoire de son long combat contre le déni et le silence. 30 ans ont passé depuis qu’elle s’est retrouvée sous l’emprise de ce prêtre. En choisissant son titre, l’auteure résume bien les problématiques du déni et de l’omerta (vouloir empêcher quelqu’un de parler), en particulier au sein de la Communauté Saint-Jean mais aussi de l’Eglise.
Sortir du déni
Sophie Ducrey mettra des années à pouvoir donner un sens à tout ce qu’elle a vécu: « Ce n’est pas l’abus sexuel en lui-même ni les gestes sexuels posés sur moi; c’est la confiance brisée et ensuite le fait que je ne trouve pas autour de moi des gens de confiance qui ont reconnu que le mal était là et qu’ils allaient faire en sorte que le mal s’arrête. » Ne pas être reconnue dans sa souffrance lui a donné envie de mettre fin à ses jours plusieurs fois.
Quand elle a commencé à interpeller les responsables de la communauté puis les autorités ecclésiales, elle a constaté l’envie d’étouffer l’affaire et donc d’étouffer sa parole. « Maintenant que la justice civile commence à ouvrir les dossiers… du coup l’Eglise le fait aussi. Il y a un système qui bouge parce que les médias bougent. »
Dix ans avant la publication, Sophie Ducrey avait commencé à écrire, mais de façon anonyme car elle avait trop peur des représailles. Mais les éditeurs ont refusé de publier parce que le récit remettait en cause l’institution ecclésiale. Ils doutaient aussi que le récit soit crédible… parce qu’il était trop horrible.
« J’ai moi-même été dans le déni pendant plus de dix ans. Je suis donc très indulgente par rapport à cela. Les prêtres et évêques qui ne voulaient pas savoir, ne voulaient pas entendre, ne voulaient pas se rendre compte de la gravité et de l’ampleur des conséquences pour les victimes sont bien obligés de voir en face maintenant. Ils sont bouleversés et ils me remercient pour la plupart. »
Elle-même se dit aussi bouleversée de voir que son livre a permis à d’autres victimes de sortir du déni. Sophie Ducrey estime que tout un fonctionnement systémique tend à couvrir la problématique des abus sexuels: « L’aveuglement causé par les abus spirituels cache la perversion. […] Dans l’Eglise, les responsables cléricaux et les évêques ne veulent pas voir certaines choses et mettent le spirituel au-dessus pour les camoufler. Il est faux de croire que le spirituel va guérir la nature et la rendre saine. Et donc, ils n’écoutent plus leur corps et leur sexualité. Dans ce déni-là, il y a des ouvertures vers des déviances et la nature revient au galop de façon pervertie. C’est tragique. »
Dans son long cheminement, Sophie Ducrey a vécu cet éveil à la conscience. Il a fallu du temps – à elle et à son entourage – pour se rendre compte de l’immensité du déni.
La conscience rend libre!
Or, son histoire commence par un abus spirituel. « S’il n’y a pas d’abus spirituel, dit-elle, peut-être qu’il n’y a pas d’abus sexuel dans l’Eglise. […] Je pense que les femmes sont ‘victimes’ dans l’Eglise en général. J’ai presque envie de dire – le mot est fort – que les hommes ont usurpé le pouvoir spirituel. »
Et, justement, son récit met en lumière le poids exercé par les conseillers spirituels, dits des ‘pères spirituels’. Il s’agit d’une pratique habituelle au sein de la Communauté Saint-Jean. « Déjà c’est un père; donc, on est déjà dans une position infantile face à cette personne. » Le mot ‘père’ fait aussi référence à Dieu; il est donc son représentant, sa parole, sa pensée… « Il s’agit quasiment d’une vénération et c’est très dangereux. Je regrette que l’Eglise ne soit pas suffisamment vigilante sur le lien entre le spirituel et le psychologique pour relever les dérapages. »
Elle poursuit: « Que l’agression sexuelle ait lieu à la confession ou n’importe où, on s’en fiche! C’est un crime – ce n’est pas un péché. Que mon agresseur soit toujours prêtre aujourd’hui et s’occupe des jeunes filles qui entrent dans la vie religieuse, cela me scandalise. […] Maintenant, mon corps me dit à quel point j’ai été brisée mais, intérieurement, je me sens beaucoup plus sereine, en lien avec une joie profonde, avec une capacité d’aimer et de ressentir l’amour. Je pense que cette histoire d’abus m’avait dissociée de moi-même, j’étais hors de mon corps et je ne ressentais plus les choses. »
Sa foi en Dieu est toutefois restée indéfectible même si, dit-elle, « j’ai eu des moments de révolte contre Dieu – je me permettais d’être en colère car je suis en confiance en lui. J’ai eu beaucoup de colère envers Dieu et envers des textes que je n’arrivais plus à lire ni à entendre. Et en même temps, à travers un tout petit chemin étroit, la lumière était toujours là et, petit à petit, je me rendais compte qu’il y avait dans l’Eglise énormément de constructions humaines. Or, la spiritualité est au-delà de la religion! »
Pour conclure, Sophie Ducrey croit aussi en la conscience humaine: « à partir du moment où les consciences s’ouvrent, se réveillent, comprennent, les choses vont changer ».
Nancy GOETHALS
Photo: Sophie Ducrey offre un témoignage vibrant à toutes les victimes d’abus spirituel et sexuel ©Cathobel
* Fondateur, avec la mystique Marthe Robin, des Foyers de Charité