La chronique de Myriam Tonus – Ce que disent les yeux


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La chronique de Myriam Tonus – Ce que disent les yeux
Woman preparing for pathogen virus pandemic spread quarantine.Choosing nonperishable food essentials.Budget buying at a supply store.Pandemic quarantine preparation.Emergency to buy list
Par Myriam Tonus
Chroniqueuse
Publié le - Modifié le
4 min

Faire les courses de la semaine au supermarché est, à mon sens en tout cas, une nécessité triviale, mais certainement pas une activité qui procure plaisir et délassement. On me dira que les achats en circuits courts sont, eux, beaucoup plus conviviaux. Sans aucun doute, mais il faudra une fois encore rappeler à toute une partie de leurs chantres que dans certaines métropoles urbaines, le premier maraîcher, la première ferme se trouve à plus de 25 kilomètres… Crise sanitaire ou pas, la nécessité demeure donc. Et la file, elle, s’étire devant l’entrée, dûment régulée par un gardien privé. L’obligatoire caddie désinfecté instaure de lui-même la distance entre les personnes, la plupart porteuses d’un masque chirurgical (mais où donc l’ont-elles trouvé?).
Qui a dit que les yeux sont le miroir du cœur? Au-dessus du masque, ils laissent deviner ce qui habite celle ou celui à qui ils appartiennent. Et ce n’est pas franchement gai. Une femme, sourcils froncés sans bienveillance, en dévisage une autre qui porte un masque en tissu vichy, manifestement fait maison; un père et son fils (qui ont évidemment pris chacun un caddie) interpellent sans ménagement un monsieur âgé, lui demandant pourquoi il ne reste pas chez lui "comme on l’a dit à la télé"; la plupart des autres ont le regard comme noyé dans le vide: ennui, résignation de l’attente parce qu’on ne peut pas faire autrement, comme si on était absolument seul-e dans cette file qui progresse à la vitesse d’une limace. Hormis les deux mâles ayatollahs de la norme, personne ne parle; personne ne sourit non plus: ça se voit, quand on a les yeux qui se plissent… Et une fois entré dans le magasin, où un message diffuse en boucle des consignes (gardez vos distances, pas plus de 30 minutes), chaque client peut se demander s’il n’est pas indiqué sur son front "Attention! Je suis contagieux!", tant la méfiance et la crainte d’être trop proches est perceptible. Difficile, pourtant, de garder le 1,50 mètre de sécurité lorsqu’on se croise dans l’allée des produits laitiers, sauf à frôler, chacun de son côté, les rayons. Bonté divine, le coronavirus aurait-il tué l’humour et la sociabilité? Sans nul doute, la situation est extraordinairement lourde – et pour certains bien plus que pour d’autres –, mais lorsqu’on a le privilège de pouvoir encore sortir pour faire soi-même ses achats, ne pourrait-on se reconnaître au moins solidaires, embarqués dans la même galère, et sourire ensemble de ce que désormais, la pénurie ne porte plus sur les pâtes ou le papier toilette, mais bien sur le fil élastique devenu si précieux lorsqu’on coud soi-même ses masques? Que leur est-il donc arrivé, à ces habitants d’une ville pourtant réputée joviale?

Poids des mots
Sans doute beaucoup d’entre eux ont-ils pris de plein fouet les mesures économiques: le chômage technique a contraint à l’inactivité les plus fragiles, souvent confinés dans des habitats peu agréables et qui se fichent de la réouverture des jardineries et magasins de bricolage, eux qui qui louent un appartement sans terrasse. Et surtout, comment ignorer le poids des mots? La fameuse "distanciation sociale" censée protéger du virus est elle-même porteuse d’une charge virale pernicieuse. En anglais, "social distanciation" pourrait se traduire par: se tenir à (bonne) distance des autres et indique qu’il est utile de ne pas être physiquement trop proches. Maladroitement décalquée en français (mal "traduite", donc), la distanciation sociale renvoie à un éloignement voulu afin de se préserver d’autrui, de marquer son propre territoire. Rien à voir avec une mesure de prophylaxie, donc. Il eût sans doute été plus judicieux de parler de distance de sécurité, ou de confort.
Qu’on en soit ou non conscient, les mots façonnent notre pensée. Les femmes le savent, qui doivent encore se battre pour faire entendre à l’autre moitié de l’humanité que lorsqu’on parle de la "nature de l’homme", elles ne se sentent pas directement concernées, que s’adresser à elles en les appelant "chers lecteurs" leur donne envie de tourner immédiatement la page et que le monde ne fonctionne pas nécessairement sur le modèle de la grammaire française, pour laquelle "le masculin l’emporte sur le féminin". Il ne serait pas étonnant que la "distanciation sociale", si nous n’y prenons garde, renforce à notre insu cette propension au chacun-pour-soi, cette maladie de la post modernité. Pourquoi donc s’émerveille-t-on autant, à juste titre, des gestes de solidarité posés en ces temps de crise, sinon parce que, précisément, la solidarité n’est pas/plus un comportement habituel? Appeler de ses vœux une autre société commence peut-être très humblement par ramener, fût-ce par le regard, une proximité sororelle, fraternelle.

 

 

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