La pandémie du Covid-19 s’accompagne d’une crise existentielle: l’humain moderne (re)prend conscience qu’il ne peut tout maîtriser. Cette expérience inattendue pousse beaucoup de personnes à se tourner vers la religion. Comment analyser ce nouveau « retour du religieux » à la lumière de la voie chrétienne?
Interrogé le 31 mars dernier par les médias, Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, expliquait pourquoi la pandémie de Covid-19 est, selon lui, la « pire crise mondiale depuis que l’ONU a été fondée » il y a 75 ans.
A l’instar de toutes les crises, celle-ci éprouve littéralement l’humanité de l’Homme: va-t-il céder à la peur et se replier sur soi, voire profiter de la situation pour en tirer un intérêt, ou dépasser son égoïsme dans la solidarité et le soin des autres? L’épreuve peut révéler le meilleur comme le pire en l’être humain. Pour l’humain moderne, profondément marqué par ce qu’on appelle le paradigme techno-scientifique, la crise du coronavirus revêt en outre un autre aspect, plus fondamental encore: l’Homme occidental – tout comme cette partie importante de l’humanité qui a adopté son mode de vie – est ébranlé dans sa foi en la science et la technique, censées apporter le progrès, le développement, voire le salut.
Soyons clairs: les progrès scientifiques et technologiques ont considérablement amélioré le sort de l’humanité, et ils continueront à la faire, y compris pour dépasser la crise sanitaire actuelle. Mais ce qui apparaît clairement et douloureusement aujourd’hui aux yeux de l’humain occidental, c’est son essentielle finitude. Ce qui est ébranlé, c’est sa foi en la maîtrise absolue de son existence, sa croyance dans sa propre capacité à assurer son salut, son espoir secret de parvenir à tout résoudre grâce à la science et à la technique, y compris le problème ultime qu’est la mort. Redisons-le encore: science et technique constituent un facteur de progrès considérable pour l’humanité; ce qui pose problème, c’est lorsqu’on fait de la science une idole, qui ne peut que décevoir, et nous laisser démunis face à la désespérance qui peut alors surgir.
Une donnée sociologique
De manière significative, la crise que nous vivons suscite un retour du recours à la religion dans nos sociétés modernes, là où il n’avait jamais disparu dans cette part importante de l’humanité qui vit l’épreuve quotidienne de la misère, de l’injustice, de la guerre. Un exemple: la prière et la bénédiction spéciale Urbi et Orbi du 27 mars dernier, avec ses images impressionnantes du pape François bénissant le monde devant une Place Saint-Pierre vide, a été suivie en direct, à travers les médias, par 17 millions d’Italiens. Un record. De manière tout aussi frappante, le confinement est l’occasion, pour beaucoup, de se recentrer sur leur vie intérieure, comme en témoignent le succès des messes, de prières et de méditations en ligne. De nombreux analystes se penchent sur ce phénomène, et se demandent déjà si ce « retour du religieux » perdurera une fois la pandémie derrière nous.
Face à cette « donnée sociologique », certains se réjouissent, d’autres s’inquiètent. Comment l’évaluer du point de vue de la pastorale chrétienne? Un premier élément de compréhension est sans doute celui-ci: lorsque l’humain se sent démuni face à une épreuve dont il ne maîtrise pas l’issue, il a spontanément tendance à se tourner vers une transcendance, une divinité, perçue comme seul recours. En Occident, comme dans d’autres régions du monde, la foi chrétienne offre un recours « disponible ». Ailleurs ce sera l’islam, le bouddhisme, etc. Généralement, ce recours s’exprimera dans une demande adressée à la Divinité, en l’occurrence de nous protéger de la maladie, de guérir les personnes malades, de nous sauver de la mort. Pour les chrétiens, cette prière de demande est adressée à Dieu, Père de Jésus Christ, celui-ci étant le Médiateur entre Dieu et les hommes.
Traverser la souffrance et la mort
Cette prière est parfaitement légitime, et elle émane, consciemment ou non, de cette expérience de finitude déjà évoquée. Il nous faut cependant soulever une ambiguité majeure, et lever un malentendu largement répandu parmi les chrétiens. Si le miracle est toujours possible; si Dieu peut effectivement guérir certaines personnes, comme on le voit à travers les évangiles et aujourd’hui encore, l’essentiel du « salut » proposé par la voie chrétienne ne réside pas là. Dans les évangiles, les guérisons et les exorcismes, et même la résurrection de la fille de Jaïre ou de Lazare, sont des signes qui pointent vers « autre chose », vers un salut qui se situe à un autre niveau, et qui constitue l’essence même de la voie chrétienne, de sa spiritualité. Si les chrétiens passent à côté de cet essentiel, ils courent le risque d’une déception – « Dieu n’a rien fait pour m’aider » –, qui peut entraîner un abandon de la foi et une « limitation » du salut à ce que l’humain peut faire pour lui-même.
Dans son message Urbi et Orbi le jour de Pâques, dimanche 12 avril, le pape François a exprimé ce qu’est ce salut en quelques mots: « ‘Le Christ, mon espérance, est ressuscité!’ Il ne s’agit pas d’une formule magique, qui fait s’évanouir les problèmes. Non, la résurrection du Christ n’est pas cela. Elle est au contraire la victoire de l’amour sur la racine du mal, une victoire qui ‘n’enjambe pas’ la souffrance et la mort, mais les traverse en ouvrant une route dans l’abîme, transformant le mal en bien: marque exclusive de la puissance de Dieu. »
Ces quelques phrases disent de manière saisissante ce que réalise le mystère pascal, mais aussi ce qu’il ne fait pas. La résurrection de Jésus, promesse d’une vie nouvelle pour chacune et chacun, ne supprime pas les pandémies, les guerres, les famines, les cataclysmes, elle n’efface pas le mal, la douleur, la mort, comme par magie. Ce n’est pas ce que promet la voie chrétienne. Ce que signifie littéralement la pâque du Christ, c’est son passage par la souffrance et la mort. Dans sa passion, le Christ plonge dans nos abîmes les plus profonds et les traverse. Ce qui lui permet de réaliser ce passage, c’est son amour-jusqu’au-bout, son abandon à son Père jusque dans la mort. C’est cet amour qui vainc le mal, non pas en le supprimant, mais en le dépassant, en le surmontant de l’intérieur. A cet amour, à cet abandon radical répond l’amour du Père qui le ressuscite, réalisant ainsi son passage vers la Vie, tout comme le Peuple hébreu a traversé la Mer Rouge pour rejoindre la Terre promise.
La Toute-Puissance de Dieu
C’est de cette manière que se révèle la Toute-Puissance de Dieu, notion qui cristallise bien souvent le malentendu que peut susciter la foi chrétienne. « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix! » (Mt. 27,40), crient à Jésus ceux qui l’y ont cloué, faisant ainsi écho aux tentations sataniques dans le désert. N’est-ce pas aussi, d’une certaine manière, ce que nous demandons souvent dans nos prières: « Si tu es le Fils de Dieu, éloigne de moi cette épreuve »? Jésus lui-même a adressé une telle demande à son Père le soir de son arrestation, qui allait le conduire à la mort.
Or, ce n’est pas en descendant de la croix que le Christ manifeste sa divinité et la puissance de Dieu, mais en ouvrant une voie dans l’abîme du péché et de la mort. Cette « voie » – appellation antique du christianisme, qu’il nous faut peut-être redécouvrir – à travers la mort vers la vie est désormais ouverte pour toute l’humanité, et le sens de la spiritualité chrétienne, son originalité par rapport à toutes les religions et spiritualités, est de nous engager sur cette voie de la résurrection, de nous y faire avancer.
La voie de la résurrection implique, toujours et indissociablement, deux dimensions: accueillir intérieurement, dans dans les sacrements, la méditation et la contemplation, la Vie nouvelle. Vie qui est Dieu, le Vivant, Amour qui ne meurt pas. Mais aussi, vivre extérieurement cet Amour dans l’amour actif, la solidarité et le soin de l’autre.
Christophe HERINCKX, Fondation Saint-Paul