Le plus grave des péchés, selon Ignace de Loyola, c’est l’ingratitude. Et l’on peut comprendre. L’ingrat considère que tout lui est dû et n’a donc pas à en dire merci. "Maître et possesseur" (selon Descartes) de tout l’univers, il en est le centre, tout tourne autour de lui, tout lui appartient de droit. En contraste, l’écrivain anglais du siècle dernier, G. K. Chesterton estimait que la seule façon de jouir fût-ce d’une mauvaise herbe est de se sentir indigne même d’une mauvaise herbe. Rien ne m’est dû, tout est don. L’émerveillement devient alors quotidien, je reçois chaque événement, chaque personne, chaque aliment comme une surprise! Tout est donné de façon imméritée. Je ne m’habitude pas, mais me laisse surprendre à chaque instant. Cette attitude permet d’accueillir la vie, même difficile à certains jours, comme étant belle. Etty Hillesum, pourtant promise à la mort dans les camps de concentration, consigne dans son journal spirituel: "Mes enfants, je suis pleine de bonheur et de gratitude, je trouve la vie si belle et si riche de sens."
Dans son encyclique Laudato si’, où le pape écrit que la conversion écologique qu’il appelle de tous ses vœux "implique gratitude et gratuité, c’est-à-dire une reconnaissance du monde comme don reçu de l’amour du Père, ce qui a pour conséquence des attitudes gratuites de renoncement et des attitudes généreuses". Nous sommes en effet redevables de tout, même de l’air que nous respirons. Pointer chaque jour ce que j’ai reçu de la vie et des autres et exprimer ma reconnaissance permet d’accueillir plus de joie et de bonheur. Rien de pire, en effet, que de s’habituer et de trouver tout normal. Or, tout est grâce, ainsi que le dit le curé de Bernanos, à la fin de son maître-roman Journal d’un curé de Campagne.
Que voilà une belle attitude pour ce Carême, temps de conversion s’il en est: la gratitude. Et pourquoi pas tenir notre "journal de gratitude", noter chaque jour ce que j’ai reçu et qui m’a fait vivre. Dès le matin, je peux déjà penser à ce qui me rendra heureux aujourd’hui, grâce aux autres, pour me préparer à recevoir ces cadeaux. Ne serait-ce en effet pas dommage de passer à côté de ces petites pépites qui égaieront mon chemin? Nous pourrons dès lors en profiter trois fois: en y pensant déjà, en les accueillant et en s’en souvenant! Et, du coup, plus besoin de plonger dans la consommation à outrance pour se faire plaisir: il y a déjà tant d’occasions de se réjouir!
Celui qui vit dans la gratitude et la reconnaissance considère que ce qu’il est, il le doit aux autres. S’il y a don, en effet, il y a donateur! Et le croyant sait que sa gratitude, il peut aussi l’adresser à Dieu. C’est pour cela qu’il le nomme Père. Ne lui suis-je pas redevable de tout, même de la vie? Et la vie mérite d’être aimée même quand, à certains moments, elle semble nous décevoir. Qu’y a-t-il de mieux qu’elle, finalement?
"Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait?", s’interroge le psalmiste (Psaume 115)? Me revient en mémoire cette anecdote lue dans Cette nuit la liberté, livre où les auteurs (Dominique Lapierre et Larry Collins) racontent l’indépendance de l’Inde. Ce fut un temps de grands déplacements de population. Pour payer les quinze roupies de son voyage en train, un certain Menon s’adressa à un vieillard sikh rencontré dans la rue et lui fit part de son indigence. Le brave homme lui donna la somme requise. Quand Menon lui demanda son adresse afin de le rembourser de retour chez lui, le sikh répondit: "C’est tout simple. Jusqu’au jour de votre mort, chaque fois qu’un honnête homme sollicitera votre aide, vous lui donnerez quinze roupies." Ce qu’il fit. Six mois avant sa mort, un mendiant vint frapper à la porte. Il alla encore puiser quinze roupies dans son porte-monnaie. "Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement", disait Jésus (Mt 10, 8). La gratitude nous rend généreux!
Bon Carême!
Charles Delhez sj