Avec son air un peu baroudeur, le sourire aux lèvres, Eric Quoibion attire d’emblée la sympathie. Cet homme, à l’allure discrète, remplit une mission bien mystérieuse pour beaucoup d’entre nous: aumônier des œuvres sociales. Dimanche a voulu rencontrer cet oiseau rare, d’une espèce en voie de disparition.
Eric Quoibion est lucide. Personne ne prendra la relève après lui. Cela ne l’attriste pas, ou plutôt il n’y pense pas. « Ce qui a été donné a été donné. Il faut être heureux de ce qui a été vécu », confie-t-il, philosophe. Aujourd’hui, il est aumônier des œuvres sociales, OAS en abrégé, et non pas aumônier du travail, ni prêtre-ouvrier. Et la nuance est importante, souligne-t-il d’emblée. A l’écouter, on décèle chez lui une infatigable volonté de porter la voix des plus fragiles, des marginaux. Sans langue de bois, il a accepté de faire une relecture de sa vie et de sa mission comme aumônier auprès des mouvements de jeunesse puis de la CSC.
Au syndicat chrétien aussi, « la maison brûle ». L’institution à laquelle il est attaché comme aumônier depuis quinze ans a encore le souci des plus petits, nous (r)assure-t-il, mais l’urgence les fait souvent oublier. Alors Eric porte leur voix, auprès des instances internes de décision. Car, oui, rien n’est gagné d’avance. Et il faut souvent se battre, dans sa propre maison, pour faire valoir ses droits.
Avec les jeunes
Avant de s’investir auprès des militants de la CSC, Eric Quoibion s’est occupé de ‘Jeunesse et Santé’, un mouvement de jeunesse des mutualités chrétiennes qui organise camps, formations, plaines de jeux. « Ce sont vraiment les jeunes qui construisaient le mouvement. J’ai vécu les camps, soutenu les animateurs. Je voulais ‘être’ avec les jeunes, c’est-à-dire partager leur vie et aussi bien sûr leur apporter cette réflexion sur le sens. » Eric veille alors à ce que la structure ne prenne pas le pas sur les jeunes et leur laisse toute la place et l’autonomie pour vivre ce qu’ils ont à vivre, ensemble. « Je ne sais pas si j’ai laissé une marque », lâche-t-il humblement. Il retient de cette période que, chez les jeunes, la foi ne se dit pas tout le temps mais se vit avant tout. « Les jeunes sont ouverts à cette réalité mais ils ont aussi leurs blessures. » Déjà à cette époque, Eric défend les marginaux, ceux que le mouvement aurait peut-être écarté. Pourtant, « c’est beau de voir un jeune arriver au camp sans étiquette, de le voir se révéler tout à fait autre et s’épanouir, parce que, pour les animateurs, il n’a pas de passé qui le pré-détermine ».
Burn-out ecclésial
« Quand je suis arrivé comme aumônier à la CSC, nous étions une bonne dizaine. Nous formions une forte équipe. Et chacun de nous s’occupait d’une zone géographique. » Un temps révolu puisqu’aujourd’hui Eric est le dernier pour la régionale liégeoise. Il ne cache pas avoir traversé aussi une longue période de dépression. « Il m’a fallu longtemps pour en sortir. » Un burn-out vécu dans l’incompréhension du regard des autres. « Je vivais ce paradoxe de la solitude en paroisse et de la forte cohésion de groupe avec les aumôniers. Comme aumônier des œuvres sociales, on est souvent critiqué, accusé de ne pas aimer l’Eglise, parce qu’on fait autrement. Or, l’Eglise, je l’aime, mais je n’aime pas qu’on l’enferme dans une image du passé. Il faut la libérer. Laisser la foi libre. »
On le comprend vite, Eric Quoibion évolue parfois, souvent, en hors-piste. Mais toujours pour rencontrer les autres… et l’Autre. Dans son souci extrême du plus petit, Eric a navigué à contre-courant d’une certaine dynamique paroissiale. Mais pour cet homme de terrain, « il ne faut pas enfermer Dieu dans les sacrements. Il se montre aussi ailleurs, Dieu se dit aussi dans la rencontre, c’est pour moi essentiel ».
Redécouvrir un trésor
Comment expliquer qu’il est le « dernier des Mohicans » et que, demain, personne ne viendra marcher dans ses pas ? Il y a bien sûr cette » crise du personnel « , entendez des vocations, que traverse l’Eglise. Et puis, « on n’a plus de temps pour se salir les mains », regrette Eric. La préoccupation des ouvriers, des marginaux passe ainsi à la trappe. Pour Eric, il faut rejoindre les gens avant de penser à célébrer. Vivre l’Evangile ou délivrer des sacrements? Même s’il reconnait que l’un ne devrait pas prendre le pas sur l’autre et que l’idéal est de pouvoir vivre les deux, Eric aurait plutôt tendance à privilégier la première option. Si le christianisme social a été très fort chez nous (la Belgique en est le berceau), loin d’être nostalgique, Eric suggère non pas de faire revivre le passé mais de redécouvrir ce trésor, s’en inspirer pour faire de l’Evangile un moteur de changement de la société. Car tel est le souci principal des pauvres, des marginaux. C’est le cœur de leurs préoccupations: faire évoluer la société pour plus de justice. Une conviction renforcée par les discours du pape François et son encyclique Laudato si’ qui porte en elle une vue sociale très forte, un appel à une conversion intégrale c’est-à-dire spirituelle mais aussi dans nos façons de vivre et de penser, de reconnaître et de donner une place aux pauvres.
Porte-parole des sans-voix
« Je ne suis pas le prêtre du personnel de la CSC mais des militants, je veux être proche des branches les plus fragiles comme les travailleurs sans emploi. Ils doivent trouver une place malgré leur inactivité. Ce ne sont pas des sous-travailleurs, ni des fainéants, ils doivent eux aussi être compris dans leur revendication. » C’est ainsi qu’Eric envisage sa mission comme aumônier. Les femmes aussi doivent être soutenues et il faut lutter avec elles contre la discrimination sur le lieu de travail, mais aussi pour réduire l’inégalité salariale. « Elles ont des revendications spécifiques que je me dois de porter aussi. » Les migrants, les sans-papiers ont aussi besoin d’être soutenus, face parfois aux travailleurs eux-mêmes. Sans oublier les jeunes pour qui il faut pouvoir garantir un accès au travail. Toutes ces voix, Eric les porte au bureau journalier, au comité fédéral, il occupe toutefois cette difficile posture de l’interface et prend parfois des coups. Mais pas assez pour le décourager, lui dont la priorité est de rester proches des ouvriers pour les écouter, les entendre.
Un monde en souffrance
Car le monde du travail souffre de nombreux maux: paupérisation des travailleurs, burn-out, précarisation des conditions de travail, flexibilité à outrance qui met en péril la vie familiale… Certains travailleurs doivent même cumuler plusieurs boulots pour joindre les deux bouts. Pour Eric, cette tendance à éliminer les éléments les plus faibles en les mettant en concurrence, constamment sous pression, doit être combattue. « Notre société a les moyens de s’en préoccuper sans que cela ne mette en péril le confort des autres. »
Rester proche des marginaux
A Noël ou à Pâques, quand il s’adresse à l’ensemble des travailleurs et des militants, Eric essaie de mettre en avant une valeur portée par l’institution, en lien avec l’Evangile, « mais sans jamais le citer tel quel car ce n’est pas audible pour tout le monde », précise-t-il. « On peut le regretter, mais je n’ai pas besoin d’affirmer, j’accompagne. » S’il sait que sa chaise restera probablement vide après son départ, Eric ne s’inquiète pas outre-mesure. « Je suis confiant dans l’homme. La CSC, c’est une institution habitée par une vision pour demain. Lors de son dernier congrès, des questions fondamentales ont été mises sur la table: l’avenir du travail, des travailleurs, la reconnaissance de l’homme dans le travail, notamment avec l’arrivée massive des machines, de la robotique, des logiciels. L’Eglise ne pourra peut-être pas réinvestir ces lieux – comme la CSC – mais doit rester proche des marginaux. L’Eglise n’a pas fait le mouvement social mais elle y a fortement contribué et ne doit pas l’oublier. »
Sophie DELHALLE