Souvenez-vous. C’était il y a un an. Un premier jour de l’an plutôt frisquet, sans gel ni neige. La veille à minuit (pour les couche-tard) ou dans la journée, des dizaines de milliers de vœux ont été échangés: bonheur, santé, prospérité, que le meilleur se réalise! Et un magnifique bébé pour celles qui sont enceintes, un fabuleux farniente pour les nouveaux pensionnés. De toutes les manières: que l’année soit douce, belle, agréable à vivre – meilleure si possible que celle qui s’achève.
Les traditions ont ceci de bon qu’elles sont souvent davantage ancrées dans le cœur que dans la raison. Car enfin, l’expérience – notre première source d’apprentissage! – nous permet de savoir (avec de plus en plus d’acuité au fur et à mesure que l’on avance en âge…) qu’entre nos vœux les plus sincères et la réalité, l’écart peut être bien grand. Certains de nos proches, amis et connaissances sont tombés malades, gravement parfois; certains sont morts, emportant une part de nous-mêmes; un enfant a raté son année d’études; tel couple s’est séparé… Et quand bien même, par exception, tout aurait été pour le mieux dans le meilleur de notre petit monde personnel, impossible d’ignorer que des attentats et fusillades en Nouvelle Zélande, aux Etats Unis, au Sri Lanka, en France ou en Afghanistan ont fait des dizaines de victimes, auxquelles s’ajoutent celles de l’ouragan Dorian et des Boeing défectueux; que Notre-Dame de Paris ne sera plus jamais la même après l’incendie et qu’en Amazonie, la forêt en feu a, elle aussi, bouleversé le paysage. Et puis il y a les malheurs auxquels on finit presque par s’habituer: les 1.200 migrants morts en Méditerranée, les milliers d’autres qui végètent dans des camps en Grèce. Ajoutons un mois d’août caniculaire (le plus chaud jamais observé au monde!), des élections qui n’en finissent pas de tousser et un Brexit aussi interminable que la succession de Johnny Hallyday: franchement, les bons vœux pour 2019 n’ont pas un score de réalisation particulièrement élevé!
Qu’on ne dise pas: "C’était mieux avant!"
Et pourtant, il est bon de s’échanger des vœux. Même si on sait ce qu’ils valent dans la réalité. Parce que ce qui compte, ce n’est pas tant la forme – désormais souvent réduite à un SMS – mais ce dont ils témoignent, presque à leur insu. Offrir ses vœux, c’est rien de moins que faire le pari de l’espérance. Non pas l’optimisme, cette disposition héritée qui fait voir le verre plutôt à moitié plein que vide, mais bien cette capacité de croire, envers et contre tout, que du chaos et des ténèbres, quelque chose peut naître, advenir encore. Que la genèse est un processus continu, infini qui a permis à l’humanité, à travers des millénaires de secousses et de malheurs divers, de grandir encore et encore. Et qu’on ne dise pas que "C’était mieux avant”! Du temps des famines et des pestes? Du temps de l’esclavage et des guerres (à chaque génération la sienne)? Aucun de ces fléaux n’a vraiment disparu (même la peste: on dénombre encore 2.000 cas par an dans le monde). Mais qui oserait dire, face aux mobilisations pour la sauvegarde de la planète, la justice, la démocratie, contre la tyrannie, la torture et l’exploitation, qui oserait dire que la conscience globale n’a pas grandi, mûri, fait croître l’humanité dans la solidarité, l’égalité, la fraternité? Cette année encore, davantage d’hommes et de femmes seront guéris grâce au travail sans relâche d’équipes de chercheurs et chercheuses. Et malgré les affligeantes lourdeurs, errances et compromissions du monde politique, la transition vers un monde plus respectueux des équilibres continuera de s’opérer, grâce à la volonté et aux talents conjoints d’hommes et de femmes qui, partout dans le monde, savent penser globalement et agir localement.
Le problème des vœux, au fond, c’est qu’ils sont liés à un événement à court terme: le début d’une nouvelle année. Mais l’enfantement de l’humanité, lui, est presque imperceptible; une vie, même longue, est comme myope et n’en livre que le pressentiment. Il faut une relecture infiniment plus vaste, à l’échelle de l’histoire humaine au moins, pour se convaincre qu’à travers maux et ténèbres, destructions et morts, cela avance. Oh, bien modestement, jamais aussi vite qu’on le voudrait. Nos vies, petits grains de sable dans l’océan de l’univers, sont déjà heureuses si l’aile du malheur les épargne. Mais se souhaiter, bien modestement aussi, bonne et heureuse année, bonheur, santé et prospérité, c’est s’inscrire dans cet acte fou de l’espérance qui est le souffle à l’œuvre dans l’acte de création. Si d’aventure, un mauvais jour de janvier les humains en venaient à ne plus s’échanger de vœux, alors le péril serait proche. Alors, de grand cœur et sans la moindre arrière-pensée: très belle, très heureuse année!