Jusqu’il y a peu, si l’on m’avait posé la question, j’aurais répondu sans hésitation: non, au contraire! Dans ma petite tête biberonnée au latin et au grec, la nomophobie ne pouvait être – hypothèse non vérifiée mais qui me paraissait logique – que la crainte irraisonnée des lois et des normes, nomos désignant ces repères bien utiles au fonctionnement serein d’une société. Ne parle-t-on pas d’hétéronomie, d’autonomie, d’anomie?
Au temps pour moi! La nomophobie, déclaré "mot de l’année 2018" par le très sérieux Cambridge Dictionary, n’a strictement rien à voir avec les règles, règlements et autres réglementations. Il s’agit en réalité d’un mot-valise, sorte de "monstre" lexical fabriqué de toutes pièces en Grande-Bretagne à partir du mot grec "phobos" qui signifie "peur" (quand même!)… et de l’anglais no mobile-phone, c’est-à-dire "pas de téléphone portable" (en abrégé, évidemment). No Mo(bile) phobia, nomophobie, ou la peur d’être privé de son smartphone… La créativité d’une langue est décidément imprévisible, sans limites et j’ai découvert, depuis, que ce mot figurait déjà dans l’édition 2017 du Petit Robert. Il semblerait que le syndrome se soit aggravé puisque la nomophobie est désormais considérée comme un trouble anxieux, avec symptômes et traitement ad hoc.
La nomophobie peut frapper à peu près toute personne: homme, femme, jeune, vieux (avec quand même une prévalence moindre chez ces derniers), de toutes convictions, origines sociales et ethniques. On peut rencontrer des nomophobes en tous lieux: en famille, au travail, dans les transports en communs, les espaces publics et mêmes les églises durant les offices. Pas difficile de les repérer: ils/elles consultent leur smartphone à intervalles réguliers et, surtout, rapprochés, comme si une nouvelle d’une importance capitale – naissance, embauche, tsunami – devait apparaître incessamment. Leur plus grande angoisse: que la batterie se décharge ou – pire! – se rendre compte, arrivés au théâtre, qu’ils ont oublié leur appareil à la maison. Même si, en principe, les téléphones ne sont "rouverts qu’à la fin du spectacle", qui n’a jamais surpris l’éclat bref d’un écran qui s’allume, histoire de vérifier… on ne sait quoi. Juste qu’on n’est pas séparé de son cordon ombilical? Certains nomophobes, d’ailleurs, finissent par s’interdire d’aller dans ces endroits où ils ne pourront être connectés.
En soi, ce comportement pourrait prêter à sourire et l’on pourrait se contenter de compatir au mal-être qu’engendre ce genre d’angoisse. Mais lorsqu’on se trouve à table en compagnie d’un(e) nomophobe, arrive que l’on ressente aussi une forme de malaise: celui de se sentir transparent, inexistant. Pour en avoir la preuve, un test fort simple et d’une redoutable efficacité peut être fait (je l’ai expérimenté à plusieurs reprises): posez d’abord la question: "Tu écoutes ce que je raconte?" au nomophobe hypnotisé par son écran; il vous répondra invariablement, sans lever les yeux: "oui, oui, bien sûr". A ce moment, sans changer de ton ni de débit (important!), commencez à réciter – au choix – le théorème de Pythagore, la recette du clafoutis aux cerises, les paroles d’Amsterdam de Brel ou tout autre sujet qui vous viendra à l’esprit. Constatant que cela ne provoque aucune modification chez le nomophobe, arrêtez-vous et demandez-lui: "Qu’en penses-tu?". Et là, c’est le moment de vérité: ou bien le nomophobe reconnaît "avoir été un peu distrait", auquel cas la relation a quelque chance de se renouer; ou bien – cela arrive – il opine du chef en disant "Je crois que tu as raison" et alors, la suite des événements et de votre relation dépendra de votre tempérament et de votre degré de bienveillance; cela peut aller de l’explosion rageuse au franc fou-rire.
Plus ennuyeux: on a constaté que davantage de jeunes enfants se perdaient dans les halls de gare, d’aéroport ou sur la plage. L’être humain ne possédant pas la vision panoramique qui est celle de la mouche, ses rejetons, toujours futés, ont tôt fait de profiter de la consultation du smartphone pour s’éloigner, le temps que leur parent nomophobe cède à son addiction. Et l’on dira encore que ce trouble est propre à l’âge tendre! Reste qu’il est bien utile – certains mouvements de jeunesse s’y emploient – de prévenir la nomophobie chez les enfants et les ados. Ce qui implique, évidemment, que les adultes soient conscients de leurs propres comportements et, préférablement, décident de rompre avec cette dépendance à la technologie. En attendant, on peut, comme dans certaines familles, disposer sur la table du repas une corbeille où chacun dépose son téléphone ou placer à la porte de l’église paroissiale une affiche comme celle qu’un pétillant curé composa: "Vous pouvez rencontrer Dieu ici. Mais soyez sûr qu’il ne vous appellera pas sur votre téléphone".
La chronique de Myriam Tonus : » Etes-vous nomophobe ? »
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Parents addicted to smartphones while child sitting boring
Par
Myriam Tonus
Chroniqueuse
Publié le
- Modifié le
4 min
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