Bruno Latour est l’un des penseurs les plus traduits du XXIe siècle. Philosophe français, auteur d’une vingtaine de livres, mais également commissaire d’expositions, il s’est d’abord intéressé à la sociologie des sciences, avant de devenir à travers ses deux derniers livres, « Face à Gaia » et « Où atterrir? »*, l’une des personnalités les plus innovantes sur la question du changement climatique.
Se frayant un chemin entre sentiment d’impuissance et catastrophisme, il célèbre ces temps «apocalyptiques», en invitant chacun de nous, à y trouver des raisons d’agir plutôt que de se laisser mourir. Il déplore l’indifférence de l’église face à la survie de la terre. Mais souligne l’importance unique de l’encyclique du pape François, Laudato Si qui propose d’entendre entre le cri des pauvres et celui de la terre, une commune clameur contre l’injustice.
-Vous déplorez que le christianisme mais également les autres monothéismes ne développent pas d’intérêt pour la question de la survie de la Terre. Quelle en est la cause?
-Ce sont des religions apparues durant l’holocène, soit une période de l’histoire géologique (12.000 ans) où la terre était perçue comme stable et ne variait qu’en raison de facteurs non humains. Or, selon la quasi totalité des géologues, nous sommes à présent entrés dans l’ère de l’anthropocène. De quoi s’agit-il? D’une toute nouvelle période où l’activité humaine est telle qu’elle affecte et même bouleverse la terre. C’est une révolution dont nous n’avons pas encore mesuré l’importance. Ce nouveau régime climatique touche tous les domaines de l’existence, y compris le domaine religieux. Imaginons un instant le discours aux oiseaux de St François d’Assise aujourd’hui: il ne pourrait le faire, sans parler des oiseaux disparus. Ce serait totalement indécent!
-N’y a-t-il pas eu un changement avec l’encyclique du pape François, Laudato Si?
-Oui, certainement. L’innovation remarquable de l’encyclique du pape François, Laudato Si, est de faire le lien entre le changement climatique et la préoccupation apostolique de l’église envers les pauvres. Le pape François utilise cette belle expression, empruntée à Saint François, de «terre sœur mère ». « Cette sœur crie en raison des dégâts que nous lui causons par l’utilisation irresponsable et par l’abus des biens que Dieu a déposés en elle. (…) C’est pourquoi, parmi les pauvres les plus abandonnés et maltraités, se trouve notre terre opprimée et dévastée, qui ‘gémit en travail d’enfantement’ (Rm 8, 22), écrit-il dans son introduction. Dans Laudato Si, le cri de la terre et celui des pauvres sont une même souffrance: la terre et les pauvres subissent la violence de l’exploitation sans limites des biens de la terre. Un nombre croissant d’hommes se sentent déracinés et cherchent une nouvelle terre habitable: cela vaut pour les migrants, mais également pour ceux qui cherchent une réponse à leur mal-être, auprès des partis populistes. Il faut réconcilier les hommes avec leur terre.
-Cette encyclique n’est pas encore entrée véritablement dans les préoccupations de l’église…
-Il y a une multitude de personnes qui s’intéressent à la théologie écologique: une partie s’oriente vers l’église verte. C’est un peu superficiel car il s’agit de réfléchir aux moyens de faire des messes sans dépenser du CO2. Mais il y aussi des théologiens qui se demandent en quoi cette nouvelle ère modifie la compréhension de l’incarnation ou de l’apocalypse. Par exemple, l’irruption de l’anthropocène oblige à renouveler les expressions traditionnelles de l’apocalypse: il n’avait pas été prévu en effet que la fin des temps pourrait être le résultat de l’action émancipatrice des humains eux-mêmes! On assiste à une véritable inversion des valeurs : le salut des hommes n’est plus tant à trouver en regardant vers le haut que vers le bas. Cela rejoint le titre de mon dernier livre, Ou atterrir?, où je tente d’expliquer pourquoi les humains, privés d’un sol vivable, qu’ils soient riches ou pauvres, cherchent une terre nouvelle où atterrir.
-Vous tirez quelques leçons de cette inversion. Lesquelles?
-La première leçon, c’est la révision des positions traditionnelles de l’église qui luttent contre le paganisme. Les « paganismes » cherchent la continuité, la survie des formes de vie cosmiques. Ils ont une nouvelle actualité, -même si certaines pratiques criminelles ne doivent évidemment pas être actualisées! La deuxième leçon est de rendre à la question des rituels sa position clef dans la prédication et surtout, de les adapter. Comment ne pas être frappé de découvrir qu’au cours de la dernière célébration du Vendredi Saint, la prière «universelle» passait en revue tous les sujets, sauf celui de la terre qui gémit sous nos coups ? La troisième leçon est le retour de la capacité à ralentir, de retarder la fin des temps. N’est-ce pas d’ailleurs à ce ralentissement que nous invitent les jeunes qui manifestent pour empêcher la catastrophe qui les privera de tout avenir ? Empêcher la fin du temps, plonger dans les réalités d’en bas, s’immerger et non pas s’émanciper, voilà le mouvement qui préservera l’avenir.
-Il émane de vos livres un sentiment que l’apocalypse a eu lieu et pourtant vous restez optimiste…
-C’est parce que l’apocalypse est proche, que les capacités d’actions sont renouvelées. Si on ne revient pas au texte religieux de l’apocalypse pour la comprendre, on tombe dans la collapsologie et donc dans l’angoisse de ceux qui essaient de se protéger dans leur ferme ou dans leur cave ou encore de partir sur mars. Cette collapsologie se croit laïc, mais elle est en fait religieuse, sans connaitre l’antipoison des textes de St Paul qui lui, renforce. Tout ce qui permet de creuser l’apocalypse, renforce et n’affaiblit pas. La tradition chrétienne a joué un énorme rôle, à la fois dans le modernisme et dans le mouvement émancipateur, mais aussi dans l’apocalypse.
-A 12 ans, vous découvrez un auteur important, l’écrivain catholique Charles Péguy (1873-1914). Que représente-t-il pour vous ? Vous reconnaissez-vous comme chrétien?
-Charles Péguy est un « père » de l’église, mais aussi socialiste et un maitre de la langue française. Il a introduit en tant que disciple de Bergson, une façon de concevoir le style et l’interprétation des oeuvres qui m’inspire. Mais, je n’ai pas pour autant d’appétit dogmatique pour le christianisme. J’ai un intérêt pour la façon dont Charles Péguy a saisi la question chrétienne et comment le monde moderne nous prive de notre capacité d’engendrement. Cela veut dire : comment va-t-on faire pour que le monde continue? En ce sens Charles Péguy voyait juste: le geste moderniste contre lequel il luttait et qui consiste à aller toujours de l’avant en ignorant les conséquences de nos actions, ce geste conduit à la catastrophe et se trouve aujourd’hui remis en cause par la nouvelle génération.
Propos recueillis par Laurence D’HONDT.
« Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique ». Ed. La Découverte, 2015.
« Où Atterrir? Comment s ‘orienter en politique ». Ed La Découverte, 2017.
(Photo: G. Garitan — CC BY-SA 4.0)