Les journalistes ont pris l’habitude d’appeler cela des "petites phrases". Il s’agit en général de formules lapidaires, faciles à retenir et surtout à relayer tous azimuts. Lorsque le pape François déclare: "Je me sens parfois anticlérical", tout le monde applaudit – hormis évidemment certains clercs et leurs affidés. Il se trouve même quelques laïques, éberlués d’entendre un de leurs thèmes de combat repris par celui-là même qu’il vise… Et lorsque le premier ministre répond invariablement: "Jobs! Jobs! Jobs!", lorsqu’on lui demande quelle est sa solution à tel ou tel problème socio-économique, cela finit par ressembler à un refrain de chanson populaire: peu importent les paroles du moment que la musique est bonne.
Aujourd’hui, c’est peu de le dire, la communication est, comme on dit, incontournable. Entendons-nous bien: la communication en tant que primat de la forme. Vous avez quelque chose à dire, à faire passer, à diffuser? Bravo. Vous pensez que c’est vraiment important, bien pensé, original? Bravissimo. Vous comptez en faire une conférence de deux heures ou un article de cinq pages? Catastrophe! Ou alors, vous acceptez de vous exprimer dans une revue scientifique qui sera lue par un public certes de choix, mais évidemment plutôt restreint. Quant aux médias audiovisuels, n’y pensez même pas: le chrono est là, inflexible comme le/la journaliste qui ne manquera pas de vous interrompre si vos propos ont fâcheuse tendance à s’étaler.
Medium is message
Ceci n’est pas une critique, mais un constat. Et il n’est pas vraiment neuf: il y a 50 ans, le théoricien canadien de la communication Marshall Mac Luhan écrivait cette formule décidément choc: Medium is message, c’est-à-dire c’est la manière dont vous communiquez qui est d’abord perçue, puis retenue, et non le contenu du message lui-même. A l’époque, on se disait que c’était sans doute excessif, que cela visait d’abord la publicité. La classe politique faisait encore de longs et sérieux discours et les papes, des interventions de Noël au balcon dont la seule chose qu’on retenait, c’est que la paix était souhaitable.
Mais cette fois nous y sommes. Mac Luhan a ensemencé d’innombrables pépinières de communicateurs professionnels qui dispensent leurs règles en tous lieux: chaque grande organisation se doit d’avoir son porte-parole dûment aguerri et c’est mieux encore si c’est le patron ou la patronne qui prend la parole. Efficacité oblige: il faut susciter compréhension, adhésion parfois et si possible sympathie, cela en le moins de temps possible.Ce n’est pas donné à tout le monde mais ça s’apprend! Et au fond, qui s’en plaindrait? Entre le discours-fleuve que déverse, trois heures durant, un potentat morose qu’en réalité personne n’écoute et ces "petites phrases" que l’on peut commenter à l’infini dans la gazette ou sur les réseaux sociaux, le choix est vite fait!
Il y a tout de même un hic: c’est que la pensée ne fonctionne pas comme le langage informatique, lequel est purement binaire: 1 ou 0, oui ou non, blanc ou noir, c’est comme ci ou c’est comme ça. La pensée hésite, sinue, se reprend, interroge, aime les détails et les nuances. Si elle doit se dire en trente secondes ou dix lignes, il faut nécessairement choisir, faire des coupes sombres, se limiter au très, très essentiel. Au risque, alors, que l’interlocuteur – pressé, lui aussi et qui n’a plus l’habitude de donner aux mots l’espace et le temps qui les mûrissent – ne retienne que la signification minimaliste, la plus évidente, de ce qu’il vient d’entendre ou de lire. Le pape a dit qu’il se sentait parfois anticlérical? C’est donc qu’il est prêt à réformer complètement le ministère presbytéral! Quant aux jobs chers au ministre, ils sont la preuve qu’en réalité celui-ci n’a qu’une vision vraiment limitée de la réalité socio-économique. Et là encore, comment s’étonner? Tout le monde ne suit pas à la trace les péripéties cléricales romaines ni ne se repaît des abondants documents libéraux consacrés à la place du travail… Plus le support de pensée est restreint, plus la compréhension se contente de ramener à ce qu’elle croit connaître. Cela finit – caricature pathétique – en ces innombrables tweets où le président étatsunien concentre ce que l’on n’ose même plus appeler une pensée…
Il y a urgence à penser notre avenir et celui de la planète. Il y a donc urgence à retrouver une écologie de la pensée. Car si les petites phrases font mouche, le problème est qu’elles finissent presque toujours par se dégonfler comme des baudruches…