Philippe Goddin est l’auteur de vingt ouvrages, pour la plupart consacré à l’œuvre d’Hergé dont il est le biographe incontournable. Grand admirateur de Tintin, son regard est plus critique sur son créateur. Tintin est sans défaut, Hergé n’avait pas que des qualités. Contrastes entre un personnage devenu mythique et son dessinateur qui eut ses zones d’ombre malgré son génie.
Tintin ou plutôt Totor, son ancêtre direct, est bien né sur les murs du local scout du collège Saint-Boniface à Ixelles. En effet, Georges Rémi alias Hergé y fut élève en même temps que membre de l’Unité dont il sera l’un des chefs de patrouille. « A seize ans, poursuit Philippe Goddin, il collaborait déjà à la revue de son école ainsi qu’au périodique Boy-Scout, de la Fédération des Scouts catholiques. Il fit d’abord des dessins techniques avant d’entamer le récit illustré des aventures de Totor, l’image ne venant alors qu’en soutien du texte sans phylactère. Il y a, comme vous le savez, de grandes ressemblances entre Totor né en 1926 et Tintin qui vit le jour en 1929. Ils ont d’ailleurs cohabité un certain temps. Quant aux fresques qui sont plutôt des peintures au pochoir, c’est un miracle qu’elles soient parvenues jusqu’à nous, même si elles ont été malmenées. L’endroit où elles sont conservées fut en effet le premier local scout du collège, devenu le garage qui abritait un car et jusqu’il y a peu, on y rangeait encore les goals de football. Maintenant il est vide, ce qui va sans doute permettre de restaurer les œuvres murales d’Hergé. »
Une éternelle jeunesse
Le Tintin que nous connaissons aujourd’hui a donc nonante ans. Il est né dans Le Petit Vingtième, alors qu’il se rend au pays des Soviets. Il est d’un anticommunisme primaire, qui est bien le reflet à la fois de la pensée politique d’Hergé et du quotidien qui l’avait engagé. « Le Vingtième Siècle était un journal catholique ultra-conservateur dirigé de main de fer par l’abbé Wallet, rappelle Philippe Goddin. Hergé y fut d’abord engagé durant quelques mois pour payer ses études et y gérer les abonnements, ce qui ne le branchait pas particulièrement. Il y travailla encore, mais cette fois-ci comme photographe, illustrateur et bientôt dessinateur. Dès 1927, il soutient de ses dessins la page littéraire du quotidien. »
Pour créer l’envoyé spécial du Petit Vingtième, l’abbé Wallet s’est inspiré d’un jeune Danois qui avait gagné, lors d’un concours, un voyage autour du monde. Un voyage qui se transforma en un grand reportage dont tous les lecteurs de la planète s’arrachaient le récit. « Wallet a décidé alors que le premier périple de Tintin devait dénoncer les affres du bolchévisme. Il se rendit donc au pays des Soviets. »
Un abbé contesté
L’abbé Wallet, extrémiste de droite, affichait sans vergogne dans son bureau une photo dédicacée de Mussolini en personne. On le surnommera plus tard l’éminence noire de Léon Degrelle que le prêtre avait recruté (alors qu’il n’avait pas encore créé son parti) pour prendre la tête de Rex, sa maison d’édition. Degrelle donnera ensuite ce nom à la formation politique qu’il dirigera jusqu’à la fin de la guerre.
Hergé, de son côté, ne s’entendit jamais avec Degrelle à qui il reprochait son opportunisme. Mais il restera fidèle à Wallet. Même lorsque l’abbé fut écarté de la direction du journal, à la suite d’une altercation violente dans son bureau avec un haut-fonctionnaire chargé de la supervision de la construction du canal Albert. Il avait attaqué ce dernier avec virulence dans un article incendiaire. L’abbé se retira alors à l’abbaye d’Aulne tout en demeurant un fidèle serviteur de la cause rexiste en écrivant notamment des discours de Degrelle. Pendant cette période et jusqu’à sa mort, il put néanmoins compter sur l’amitié du créateur de Tintin.
Pour autant, Hergé n’avait vraiment aucune sympathie pour le rexisme. Cela fut d’ailleurs confirmé après la guerre par Alidor, alias Jam, le caricaturiste du quotidien Rex, puis après la guerre durant de longues années dans l’hebdomadaire satirique Pan. En revanche, Hergé n’a jamais regretté d’avoir collaboré au Soir volé que dirigeait Raymond De Becker. Il avait été engagé au Soir avant la guerre. Quand il revient en Belgique après l’exode, il n’a aucun revenu et va frapper à la porte de son ancien employeur qui le réengage aussitôt. « C’est durant les années sombres du grand quotidien bruxellois que fut publiée en feuilleton notamment L’Etoile mystérieuse où le mauvais rôle était donné à des financiers… juifs. Erreur grossière s’il en est. Le dessinateur collaborera à d’autres titres volés dont Het Laaste Nieuws. Mais cette collaboration d’Hergé était purement alimentaire », souligne Philippe Goddin.
Le Congo de papa
Nous voici maintenant en Afrique pour évoquer le dernier ouvrage du biographe, Les tribulations de Tintin au Congo. Pourquoi ce titre? « Tout simplement, pour mettre le titre éponyme d’Hergé », confie non sans malice son auteur. « Plus sérieusement, j’y évoque la première version de Tintin au Congo publié en 1930 qui comptait cent-dix pages et celle colorisée sortie en 1945 dont le nombre de pages fut quasi réduit de moitié puisqu’on en trouve soixante-deux. Il y a d’autres différences notoires notamment dans le crayonné des personnages dont celui de Tintin aux traits bien plus assurés ainsi que la disparition presque totale des allusions à la Belgique, la puissance coloniale. Cette référence à la mère-patrie sera aussi gommée dans les autres albums pour, naturellement, booster les ventes à l’étranger mais à y regarder de près on reconnaît assurément nos villes et nos paysages. »
En réalité, Hergé n’a jamais beaucoup voyagé. Il n’en avait pas les moyens et, ensuite, plus le temps. Ce qui signifie qu’il disposait d’une énorme documentation au point qu’un jour, l’ambassadeur du Pérou, s’étonnant de la connaissance du dessinateur sur le monde des Incas, s’enquit de savoir combien de temps il avait passé dans les Andes pour y côtoyer les descendants de cette grande civilisation…
Maladresse et naïveté
Le père de Tintin n’a pas été au Congo. Cela explique-t-il les maladresses qui émaillent le scénario? Fallait-il interdire de vente l’album, comme l’a réclamé un étudiant africain devant les tribunaux? Non, d’après Philippe Goddin. « Certes, l’histoire est maladroite et contient trop de condescendance envers les Congolais. Elle est en outre inadmissible dans les massacres d’animaux qu’elle relate mais elle n’est pas raciste. L’album est d’un autre temps. Il fait aujourd’hui débat et, dernièrement, j’ai encore pris part à une table ronde à son sujet. Certains pays l’ont interdit à la vente, ailleurs on a ajouté en entête un avertissement. Fallait-il le corriger? En tout cas, Hergé ne l’a pas fait. Il s’y est pourtant appliqué dans le Tintin au Pays de l’Or noir en en faisant disparaître les Anglais. On pourrait gloser longuement sur le contenu d’autres œuvres dans lesquelles les autochtones n’échappent pas à la caricature. »
Et que dire enfin de la misogynie d’Hergé dans ses créations, alors qu’il ne l’était nullement dans sa vie privée? « Ici aussi, c’était dans l’air du temps. Tous les aventuriers, au cinéma comme dans les romans, étaient des hommes. Dans les aventures de Tintin, les femmes ont un rôle subalterne ou caricatural: la Castafiore, la femme du général Alcazar. Hergé, que j’ai très bien connu, avait des remords sur certaines trames de ses premiers albums et il n’aurait pas été insensible à leur réédition sous forme d’archives commentées. Par contre, il avait un faible pour Le Lotus Bleu et Tintin au Tibet car il avait donné une personnalité sensible à son héros et à l’amitié qu’il avait développée avec Tchang. »
A quand une nouvelle aventure de Tintin? On sait qu’Hergé ne voulait pas que son héros lui survive par le crayon d’un autre dessinateur. Mais qui vivra verra!
Hervé GÉRARD
Philippe Goddin, « Les tribulations de Tintinau Congo ». Casterman, 2018, 220 pages.
© Samuel Dhote