Femme prophète en Germanie, Hildegarde de Bingen (Hildegard von Bingen 1098-1179) était aussi une musicienne ainsi qu’une botaniste reconnue, dont les écrits font aujourd’hui le bonheur des éditeurs. La moniale allemande, dont les révélations mystiques ont nourri sa célèbre trilogie, est une des rares femmes devenue docteur de l’Eglise.
Une sainte femme docteur de l’Eglise peut-elle être une bonne cuisinière ou une bonne conseillère en alimentation équilibrée et saine? Il semblerait que oui puisque, depuis quelques années, les librairies présentent des livres de recettes de cuisine attribuées à Hildegarde et réputées être utiles pour être heureux, comme le poulet à la bière d’épeautre. Hildegarde fut certes une botaniste, mais elle fut beaucoup plus que cela. Elle appartient à cette catégorie de femmes remarquables qui brillèrent au Moyen Age. Parmi elles, sainte Geneviève (+ 500) avait, par son courage, contribué à préserver la ville de Paris des ravages du terrible Attila. La reine Clotilde (+ 545), quant à elle, avait preuve de patience et d’obstination avec son mari, le fougueux Clovis. Elle avait fini par le convertir au catholicisme. L’Europe occidentale s’était alors couverte de monastères bénédictins. Ces petites forteresses assuraient l’alimentation des populations environnantes tandis que des moines érudits recopiaient patiemment les œuvres littéraires du passé. Au XIIe siècle, la population augmenta considérablement. Les routes devinrent plus sûres. Les villes se développèrent et de grands marchés attirèrent des commerçants venus de régions de plus en plus lointaines. Hildegarde participa à cette grande mouvance de population. Elle, qui était une recluse, ne fit pas moins de quatre grands voyages dans l’Empire germanique d’alors. Le pays était pourtant agité par la querelle entretenue par l’empereur Frédéric Barberousse (+ 1190) contre la papauté. Le Germanique voulait imposer son autorité en Italie. C’est dans ce contexte du passage d’une société rurale, un peu repliée sur elle-même, à un monde urbain plus cosmopolite et ouvert sur les différences qu’Hildegarde développa son activité érudite et édificatrice.
Une enfant, vite consacrée à Dieu
Hildegarde naquit le 16 septembre 1098 à Bermesheim, en Hesse rhénane, près de Mayence et de Worms. Elle était issue d’une famille noble. Elle en garda le sens du devoir et des responsabilités. A l’âge de huit ans, elle fut placée au monastère des sœurs bénédictines de Disibodenberg. Elle eut la chance d’avoir pour maîtresse la mère abbesse, Jutta von Sponheim. Celle-ci n’avait que six ans de plus, mais elle pratiquait une ascèse particulièrement sévère: elle pratiquait l’auto-flagellation et portait des chaînes sous ses vêtements. Hildegarde fut plus modérée dans ses exercices d’ascèse. Elle était plus attentive à leur finalité: l’ouverture à l’amour de Dieu.
Quelle pouvait être la formation des religieuses à cette époque? Tout d’abord, la lecture et le chant des psaumes, ainsi que peut-être l’apprentissage d’un instrument, comme le psaltérion, ce nouvel instrument du Xe siècle, qui ressemble à la cithare actuelle. Les livres étaient rares au Moyen Age et les grands auteurs étaient surtout connus par les anthologies, c’est-à-dire des recueils de morceaux choisis autour d’un thème. Les sciences étaient surtout orientées vers l’utilité immédiate, comme la botanique et la minéralogie.
La moniale de Bingen est créditée du titre de première naturaliste allemande. Elle avait en effet composé un traité de physique, qu’elle avait appelé le Livre des subtilités des diverses natures des créatures. Le Créateur était présent dans Ses œuvres. Il fallait pouvoir déceler les traces de son Auteur dans les choses de la nature. Cet objectif est plus clair encore dans son deuxième traité Sur les cas et les causes. Elle y étudia les maladies et les remèdes que les plantes et les pierres pouvaient y apporter. Sa recherche scientifique était à la fois pratique et théologique.
Elle ne se limita pas à ces considérations matérielles. Elle composa aussi de nombreux chants liturgiques, regroupés sous le titre de Symphonie des révélations divines. Elle y ajouta un drame liturgique Le jeu des vertus, où elle évoqua les tiraillements de l’âme entre le démon et les vertus. Toute cette création littéraire ne l’avait pas éloignée de l’activité concrète. Elle fut élue abbesse à 38 ans. Elle fonda le monastère de Rupertsberg à Bingen, puis celui d’Eibingen, près de Rüdesheim am Rhein. Elle entreprit quatre voyages, respectivement en Franconie, en Lorraine, en Rhénanie et en Souabe. Elle alla même jusqu’à prêcher en public, comme à Cologne en 1143 où elle fustigeait le relâchement pastoral du clergé. Elle fut même l’auteure d’une langue personnelle dont on ignore encore aujourd’hui l’usage et l’utilité. Elle avait puisé toute cette audace et toute cette science dans les visions dont elle avait bénéficié.
Une enfant gâtée par Dieu
Car la petite Hildegarde n’était pas une petite fille comme les autres. A trois ans déjà, elle avait vu dans son âme une grande lumière intérieure. Elle comprit cependant que cette lumière n’était que l’ombre d’une lumière plus grande encore, une lumière qu’Hildegarde qualifiait de vivante: « La lumière qui est l’ombre de la lumière vivante, je la vois comme je vois le firmament sous les étoiles, à travers un nuage lumineux » (Lettre à Guibert de Gembloux). C’est comme si le mystère de Dieu qui lui était ainsi révélé l’appelait à aller plus loin encore, vers le mystère même de la réalité divine. Cette vision ne lui apporta ni orgueil, ni tranquillité. Embarrassée par une telle révélation, elle n’osa pas en parler: « Dans la troisième année de mon âge j’ai vu une telle lumière que mon âme en a été ébranlée, mais à cause de mon enfance je n’ai rien pu en dire » (Vie). Et pourtant, ce fut pour elle un devoir d’écrire ce qu’elle avait vu et cet ordre vint du ciel: « Et de nouveau, j’entendis une voix du ciel qui me disait: raconte-donc ces merveilles, écris ces choses ainsi apprises, et dis: ‘En l’année 1141 de l’Incarnation du Fils de Dieu, Jésus-Christ, à l’âge de quarante-deux ans sept mois, une lumière de flammes d’un merveilleux éclat, venant du ciel entrouvert, pénétra mon cerveau, mon cœur et ma poitrine, comme une flamme qui ne brûle pas, mais échauffe, à la manière du soleil qui darde ses rayons sur la terre’ » (Préface au livre I du Scivias). Elle insista toujours sur le fait qu’elle reçut ces visions, non pas dans un état de transe ou de ravissement, mais dans un état de pleine conscience et de parfait éveil. L’Eglise enquêta sur la bonne santé mentale d’Hildegarde et sur son orthodoxie, surtout quand elle commença à publier le récit de ses visions. Au synode de Trèves, en novembre 1147, le pape Eugène III encouragea la moniale à poursuivre la rédaction de ses révélations.
Elle obéit et écrivit sa célèbre trilogie. Tout d’abord, le Scivias, c’est-à-dire le Connais les voies de Dieu, décrit les diverses voies par lesquelles « la lumière vivante » peut atteindre l’homme. Elle y décrit, par exemple, Dieu qui siège sur une montagne et, autour de Lui, « une infinité d’étincelles vivantes qui s’échappaient et qui enveloppaient le monde d’une grande suavité ». Ensuite, le Livre de vie des mérites où elle présente Dieu comme soutenant le monde créé et dirigeant l’histoire de l’univers. Le vice y est, par exemple, évoqué comme un homme nu qui tient dans ses bras un tronc d’arbre et qui proclame: « Aussi longtemps que je pourrai posséder les beautés de ce monde, je les savourerai avec délices. Je ne connais pas d’autre vie. » Quand il se tut, l’arbre se dessécha et l’homme fut englouti dans les ténèbres. Enfin, le Livre des œuvres divines exalte le Christ incarné comme le but de toute la création, et raconte l’amour de Dieu pour l’homme.
Hildegarde fut très vite entourée d’une grande dévotion populaire et son corps fut vénéré à Eibingen. Mais elle ne fut canonisée qu’en 2012 et aussitôt proclamée docteur de l’Eglise. Elle est célébrée le 17 septembre.
Un bel hommage lui fut rendu en 1965 quand des pèlerins allemands vinrent à Lourdes avec les reliques d’Hildegarde et de saint Bernard, le grand réformateur de l’ordre bénédictin. La réconciliation franco-allemande était ainsi scellée par la dévotion de ces deux grandes figures mystiques, engagées dans les affaires de leur temps.
Philippe HENNE