A la fois docteur en Sciences et en Philosophie, Dominique Lambert enseigne à l’Université de Namur. A l’occasion du colloque consacré à la vulnérabilité en janvier dernier, le professeur explore cette notion essentielle et partagée.
Philosophe des sciences, Dominique Lambert ne craint pas d’aborder l’évolution technologique et ses incidences. Depuis plusieurs années, il mène une réflexion sur l’activité robotique et ses relations à l’homme.
L’un des risques de la technicité contemporaine, ne serait-ce pas l’abandon de l’intimité?
Le danger, c’est la fascination non critique. La société est devenue tellement complexe qu’on ne peut pas éviter des systèmes complexes pour la gérer. Avec les machines, les gens ont moins de retenue pour confier ou faire circuler des informations. Le risque, c’est que les « écrantages » technologiques ne fassent sauter un certain nombre de barrières.
Une nouvelle dichotomie se manifeste entre ceux qui sont aptes à utiliser l’instrument technologique et les laissés-pour-compte
Une fracture technologique apparaît au niveau économique avec des technologies sophistiquées. Certaines personnes en ont peur ou ne peuvent les utiliser, sans avoir pour autant de répulsion vis-à-vis de l’informatique. Il faut développer une technologie en ayant le souci de la personne vulnérable qui doit avoir accès à ces moyens ou être aidée dans son approche de la machine. Le risque serait de fragiliser encore plus un certain nombre de personnes en créant des interfaces trop complexes ou non adaptées. Or aujourd’hui, dans beaucoup de secteurs, vous ne pouvez plus exister socialement si vous n’êtes pas connecté. Il y a un risque d’augmentation de la vulnérabilité par un certain type d’interfaces homme-machine.
Pourquoi est-ce important d’évoquer la vulnérabilité?
Réfléchir à la vulnérabilité est capital. Elle nous recentre sur la conception de l’humain. Dans un certain nombre d’applications, on a perdu le sens profond de ce qui fait l’humain. Celui-ci est souvent défini par des performances cognitives, physiques… Or l’humain est aussi caractérisé par une vulnérabilité constitutive, à laquelle nous sommes tous confrontés un jour ou l’autre, que ce soit dans la maladie, l’enfance ou la vieillesse. Elle doit nous interroger. La mépriser ou éliminer de l’humanité la fragilité pourrait porter atteinte à ce qui fait la dignité de la personne et sa nature profonde. Bien sûr, la vulnérabilité peut nous briser, mais elle peut aussi nous ouvrir et nous permettre d’être touché par l’autre.
La vulnérabilité serait-elle le lieu ultime de notre humanité?
C’est une des dimensions de l’être humain, capable de force et de fragilité. Nous sommes des êtres limités, qui pouvons être affectés. L’homme est porteur d’une faille, qui ouvre en nous un espace où on peut recevoir un don de l’autre ou d’une altérité et être touché.
Qui dit vulnérabilité dit aussi ambivalence…
La technologie permet à des personnes vulnérables de l’être peut-être moins et elle accentue la vulnérabilité. Par exemple, un robot d’assistance pourrait détecter que quelqu’un est tombé, a besoin de secours et les appeler immédiatement. Cette technologie est sécurisante. Toutefois, si elles ne sont pas sécurisées, ces informations recueillies pourraient être utilisées à des fins commerciales ou par des malfrats.
En quoi les soins palliatifs sont-ils précieux?
Ils montrent la justesse d’un accompagnement des personnes en fin de vie. La pratique montre que dans l’attention aux personnes et dans les relations nouées, quelque chose de beau et de fort peut encore se vivre dans la vie. Vouloir nier ou évacuer cet aspect nous prive peut-être d’une expérience d’humanité importante, de l’ordre de la relation, de la réconciliation, de l’échange. Même s’il n’y a plus de parole, quelque chose peut encore se jouer par le toucher et l’attention. L’humain est un profond mystère et, dans de nombreuses situations, l’humain ne se voit pas à ce que je vois directement. A la fin de la vie, il y a une profondeur qui ne se manifeste plus avec tout son éclat, et pourtant cette richesse est encore là. Il y a un mystère que je respecte. Ce n’est pas une opinion, mais le fait d’avoir vu expérimentalement de très belles choses dans des situations douloureuses.
Comment expliquer l’intérêt des cénacles extra-universitaires pour vos interventions?
Les décideurs, qu’ils soient politiques, économiques, militaires, dans le milieu des technologies, etc. ceux qui sont amenés à prendre des décisions fondamentales, engageant la vie et la mort, l’avenir des sociétés, toutes ces personnes demandent une réflexion fondamentale sur le sens de leur action ou des critères de discernement. Dans le domaine des nouvelles technologies ou des grandes orientations politiques ou économiques, on a besoin d’éclairages techniques mais aussi d’un éclairage sur l’évaluation des choix en termes de référence morale, de droit, etc. La technique décrit toute une série de paramètres, mais elle ne prescrit rien en terme normatif. Elle ne montre pas ce qui est en jeu au niveau des valeurs. Or ces lieux de décisions concrètes, qui engagent la personne et la société, ont besoin d’une réflexion profonde sur l’homme et sur les valeurs fondamentales morales qui sont importantes à l’humain. Les décideurs ont besoin d’éthique pour des raisons liées à l’action et non pas à l’abstraction.
Reconnaître ce besoin distingue-t-il une démocratie d’un Etat totalitaire?
Certainement. La démocratie est le lieu d’un débat ouvert sur les valeurs, sur les choix. Une société qui s’interdirait cette réflexion serait totalitaire. La démocratie permet de créer un espace de dialogue pour respecter l’humain dans sa capacité à penser, à critiquer et à réfléchir. Pour subsister comme démocratie, celle-ci doit être portée par une série de valeurs. L’agir démocratique est un système qui respecte l’humain.
La vigilance s’impose-t-elle face au populisme?
C’est quand les sociétés se referment sur elles-mêmes qu’elles risquent de s’asphyxier et de briser l’élan évolutif de l’être humain. Il en va du développement de l’homme. Dans les situations de peur, il faut éviter l’enfermement. L’humain est un être qui se manifeste dans l’ouverture à l’autre, quelles que soient sa condition et sa provenance. Les problèmes arrivent quand on perd le sens de la dignité humaine et qu’on ne reconnaît plus, dans l’autre, l’étranger, le pauvre, le malade, celui qui est et reste humain, qui m’interpelle et m’invite à la responsabilité parce qu’il est humain. Le danger, c’est de fracturer l’humanité. Or celle-ci est une. Nous devons pouvoir être accueillant à celui qui est différent, à celui qui est dans l’indigence. La référence ultime doit être ce fond d’humanité que nous partageons tous.
Comment envisage-t-on la foi au XXIe siècle?
La foi est une dimension fondamentale. L’être humain est ouvert aux autres et au Tout-Autre, Celui qui est la source du monde. Inachevé et inaccompli, l’être humain cherche quelque chose qui le dépasse. Dans son cœur, il y a une ouverture à quelque chose de plus grand. La foi est cette dimension d’ouverture confiante à Celui qui nous rend plus humain en accomplissant ce qui est en germe chez nous. La foi ne réduit pas l’humain. Au contraire, cette dimension vient accomplir ce qui est déjà beau en lui. Le christianisme, c’est une religion où Dieu s’est fait homme. L’humanité est porteuse d’une dimension qui dépasse les limites de ce que l’on peut maîtriser. La question religieuse est fondamentale parce qu’elle touche le sens de la personne humaine. La réponse donnée dans la foi chrétienne me fait vivre et m’aide à avancer dans la vie et le monde.
Propos recueillis par Angélique TASIAUX