Le grand écrivain Elie Wiesel aimait à rappeler que lorsqu'il était gamin, chaque jour lorsqu'il rentrait de l'école, son père lui demandait: "Alors, quelle bonne question as-tu posée aujourd'hui?" Et non, comme tant de parents pourtant bien intentionnés: "Qu'as-tu appris?" Renversement de perspective qui suppose, au fondement, une confiance extraordinaire en l'enfant, en sa capacité de développer sa curiosité naturelle pour interroger tout ce qui se présente à lui.
Il est hautement probable que la foi d'Elie Wesel en son fils a encouragé et ciselé chez celui-ci ce regard à la fois bienveillant et sans concession qu'il portait sur les êtres et le monde. Sa grande humilité, aussi. Car poser une question, c'est a priori reconnaître que l'on ne sait pas.
Comment donc? Le non-savoir, l'ignorance ne sont-ils pas des fléaux? L'humanité ne s'est-elle pas construite en intégrant des savoirs successifs? L'enseignement ne doit-il pas être le lieu de la transmission de ces connaissances? Sans aucun doute. Tout pédagogue, si épris de modernité soit-il, reconnaîtra qu'il n'est pas de savoir-faire (ou de compétence!) sans savoir préalable: pour parler une langue étrangère, il faut en connaître le vocabulaire; pour jouer au foot, il faut au moins en connaître les règles… La question n'est donc pas tant celle du savoir par lui-même… que d'observer par quel chemin l'on peut y accéder.
Et là, force est de reconnaître que, le plus souvent, c'est le schéma "question/réponse" qui prédomine, étant entendu que c'est le maître qui pose la question et l'élève qui répond. Savoir, c'est alors être capable de (re)produire la réponse attendue. Ce qui laisse, au final, peu d'espace pour les questions que se pose l'enfant – lesquelles finiront par s'éteindre comme une chandelle mise sous cloche. Le bon élève deviendra un "sachant", au diplôme proportionnel à la somme de savoirs accumulés. Et encore… S'il ne s'agissait que des savoirs strictement scolaires!
"Portés juste par une parole"
Car il arrive souvent que, devenus adultes, les "sachants" en viennent à englober dans leur science tout ce qui, par expérience, échappe précisément à la capture: autrui, le sens de la vie, Dieu lui-même. Les "sachants" sont capables, avant même de vous écouter, de vous expliquer pourquoi vous vous sentez fatigué(e) et ce que vous devez faire pour ne plus l'être; ils connaissent leur conjoint, leur mère et leurs enfants mieux qu'eux-mêmes; ils ont les solutions à tous les problèmes, de la pauvreté à la dégradation du climat et même les embouteillages. Et s'ils sont croyants, l'on pourrait croire qu'ils ont un accès direct aux personnes divines, tant ils peuvent disserter sur ce que le Père est ou n'est pas, ce qui le met ou non en joie et comment rencontrer le Fils est presque aussi évident que de croiser en rue son meilleur ami. Quant à ce qui se passe après la mort, ils en ont une représentation assez précise et joyeuse pour rendre déplacée toute inquiétude existentielle. Pour un peu, ils incarneraient la version moderne du petit catéchisme qu'il suffisait, paraît-il, de connaître, pour être un bon croyant.
Mais qu'est-ce qu'un "bon croyant", sinon un homme, une femme qui, comme Abraham, se met en chemin sans savoir où il, où elle va? Qui, comme les bergers et les mages, part à la recherche de… de quoi, au juste? De ce qu'ils ne connaissent ni ne savent, portés par une foi nue, humble, sans appui. Portés juste par une parole. Une rencontre amoureuse, une amitié naissante, la décision d'avoir un enfant ou de laisser le grand, la grande aller vers sa vie d'adulte, qu'est-ce donc, sinon des actes de foi qui risquent toujours de connaître la douleur de l'échec? A la différence du "sachant", bienheureusement installé dans ses certitudes, le croyant n'est que question, sans cesse creusée par ce qu'il lui arrive de trouver. Savoir que l'on ne sait rien, ou si peu. Que le visage de l'autre, comme celui du Tout autre, est et demeurera heureuse énigme, "mystère que l'on ne peut pas comprendre" en effet, comme disait le catéchisme, mais auquel on a désir de croire. Vivre en sa chair qu'il n'est de relation vive que dans ce questionnement mutuel jamais clos – pour toi, qui suis-je? –, et qu'en matière humaine ou divine (c'est tout un), il n'est de réponse que fragile, partielle, provisoire. Aux yeux du "sachant", le croyant pourra bien paraître imparfait, mal assuré, et – comble du paradoxe – doté d'une foi (y compris en lui-même) insuffisante. Pourtant, oser dire: "Je ne sais pas" est peut-être le tout premier pas vers une connaissance reçue comme un cadeau; une connaissance qui est véritablement naissance, à soi, à l'autre, au monde. Heureux ceux qui ne savent pas, ils n'ont pas fini d'être surpris!