Osons-nous encore parler de Dieu? Sans doute a-t-on trop utilisé ce mot qui, dans toutes les religions, désigne "l’au-delà de tout", ce qu’il n’y a pas moyen de traduire en concepts. Il a hélas servi à expliquer ce que la science ne parvenait pas encore à comprendre ou à justifier le pouvoir et ses exactions. Aujourd’hui, on craint de le prononcer. Face au mystère, cependant, face à l’inépuisable, s’il est dangereux de trop parler, il est trop facile de se taire.
L’originalité de la foi chrétienne, à la suite de Jésus, est d’en parler en termes paternels. L’Islam met en avant l’absolu de Dieu, toujours mystérieux et au-delà de nos prises. Les religions orientales nous offrent une divinité sans visage ou plutôt aux multiples visages. Le langage courant nous parle d’une énergie anonyme. Le christianisme nous invite d’abord à une relation. Le fond de l’être est paternel. Le mot "Père" qu’employait Jésus ne nous offre pas une définition, mais nous invite à entrer en relation avec lui, à oser lui adresser notre prière, à vivre dans la confiance et, dès lors, à avoir un rapport fraternel avec notre prochain.
Avant de nous faire un discours sur Dieu, en effet, Jésus vit en relation avec lui. En cela consiste la révélation évangélique: un homme de notre race a vécu un lien unique et intime avec ce Dieu que personne n’a jamais vu. Au baptême, il a fait l’expérience de sa proximité forte et, dans le même mouvement, il s’est ouvert à sa passion amoureuse pour les hommes. Il est parti leur révéler le cœur paternel de ce Dieu qu’il appelle "Abba", mot qui traduit, avec les accents d’une douce tendresse, la confiance du petit enfant envers son papa. Chacun, en s’associant à lui, pourra s’entendre dire: "Tu es mon Fils bien-aimé." Jésus, en nous apprenant la prière du Notre Père, nous introduit dans sa relation avec le Père. Il nous partage cet Esprit qui nous permet d’entretenir avec Dieu cette relation filiale (Ga 4, 6).
Un Père qui nous aime comme une mère
Ce Père nous aime comme une mère. Freud nous a décrit le père comme le représentant de la loi, le "castrateur". Cependant, Dieu n’est pas, pour le chrétien, un père géniteur qui veut imposer son nom, son image, son autorité, mais celui qui ouvre des chemins de liberté, qui désire que l’enfant mène sa propre aventure. L’image de la mère a parfois, elle aussi, une connotation négative: celle qui retient, qui refuse de couper le cordon ombilical. Dieu, lui, met au monde en nous y envoyant.
Ce Dieu nous aime non à cause de nos mérites ou malgré nos échecs, mais tout simplement parce qu’il est amour. Finalement, l’amour est la seule chose de sûre que nous puissions dire de lui, mais à condition que de ne pas cesser de revoir ce que nous entendons par ce mot passe-partout. Il est de l’ordre de la gratuité, du désintéressement, du respect, de la bienveillance, du don de soi sans attente d’un retour immédiat.
Par la parabole saisissante de l’enfant prodigue, Jésus nous a fait comprendre que ce père ne cesserait jamais de nous aimer, de respecter notre liberté même quand elle nous fait du mal. Et lorsque nous revenons vers lui, il ne s’attarde pas sur notre passé, mais il ouvre une nouvelle page encore à écrire. "On sait assez comment le père a jugé le fils qui était parti et qui est revenu, écrit Charles Péguy. C’est encore le père qui pleurait le plus." Car si Dieu n’exige rien en retour, il trouve sa joie dans nos retours.
Ce Dieu est don de lui-même – "Aimer, c’est tout donner et se donner soi-même" –, mais où donc trouver ce don? En Jésus Christ, bien sûr, mais aussi tout simplement dans la vie qui nous habite, dans celle de ceux qui nous entourent et qui nous aiment comme ils peuvent et dans cette nature, si merveilleuse et si compromise, qui nous accueille comme un berceau… De cet amour divin, nous pouvons faire l’expérience intérieure lorsque, dans la prière implicite ou explicite, la gratitude nous envahit.