Dis, pourquoi t’as un gros ventre? », l’imparable fraîcheur de l’enfance vient interpeller cet ami dont l’imposante stature ne saurait, de fait, passer inaperçue. Certains auraient peut-être froncé les sourcils ou se seraient empêtrés dans des explications embarrassées. Sa réponse, du tac au tac, a dû ravir le petit curieux: « Parce que j’ai un cœur très grand qui pousse à l’intérieur! » Si, comme c’est probable, la réplique s’accompagnait du franc sourire et du regard pétillant qu’avait cet ami en me racontant l’anecdote, aucun risque que le gamin ne s’inquiète d’une excroissance anormale: avoir un grand cœur, il pressent que c’est plutôt une bonne chose. Et si cela doit même se voir, eh bien c’est que cette qualité est bien réelle.
Nous vivons, c’est peu de le dire, dans une société qui a horreur de tout ce qui dépasse, détonne, dévie. La norme, rien que la norme! Les papes de la santé traquent l’embonpoint avec l’acharnement de l’inquisiteur: condamnez-moi ces hérétiques qui refusent le dogme de la saine diététique. Et cela au moment où, c’est peu encore de le dire, l’air environnant, le sol et nos assiettes sont remplis de saletés qui, si elles ne feront pas grossir, ne nous assureront pas pour autant une longévité enviable. Il est bon, alors, de se souvenir que le mot embonpoint est la chimère orthographique d’une locution – « être en bon point » – qui signifiait déjà au 13e siècle « être en bonne santé, en bon état ». Il est vrai qu’en ces temps de disettes et famines, être bien enveloppé était signe d’opulence…
D’ailleurs, dans l’imaginaire commun, être gros est le plus souvent associé à des images sympathiques: on dira « un bon gros » – et jamais « un bon maigre ». Jovial, bon vivant, prompt à se réjouir: tels sont les attributs habituels de l’homme aux mesures généreuses. Généreuses comme lui, qui n’est avare de rien et ne vit pas à petit feu. Stéréotypes? Sans doute. Car il n’est pas rare que la forteresse imposante soit bien utile pour protéger un cœur qui n’a rien de guerrier. Obélix a un cœur d’artichaut et Sancho Pança connaît la trouille. Sans ce double solidement planté au sol, le héros (Astérix, Don Quichotte) perdrait la dimension proprement humaine qui le rend sympathique.
Mais il est tout à fait injuste d’imaginer – comme c’est souvent le cas – que le poids est un lest qui priverait le gros de toute élévation et le cantonnerait dans la catégorie des bons vivants hermétiques à la spiritualité. Le Bouddha, en sa sérénité, n’a rien d’un homme sec (comme un coup de trique, ajoute-t-on le plus souvent pour ce genre de morphologie…). Et saint Thomas d’Aquin était, selon des témoignages concordants, « grand et gros ». Le peuple admirait « sa stature imposante et la beauté de ses traits », tandis que l’un de ses élèves le qualifiait de pinguissimus, c’est-à-dire bien gras. Il se dit même qu’il aida à remorquer une péniche contre le vent! Pour autant, le « docteur angélique » à l’intelligence extraordinairement brillante a laissé une Somme théologique unique dans l’Histoire. Commentant le philosophe grec Aristote, il était comme lui d’avis que ceux qui sont petits « peuvent être agréables à regarder »; mais il ajoutait: « ils ne peuvent être appelés beaux parce qu’il leur manque une corpulence ». Raffinement de l’auto-dérision!
Drôle d’époque, en vérité, que la nôtre: elle encourage la boulimie de consommation – tout se vend, tout s’achète – et dans le même temps, elle culpabilise toute morphologie non longiligne, voyant en cet excès comme une insulte à la norme qu’elle a elle-même fixée. Et encore n’ai-je ici évoqué que les gros, au masculin. Car si un homme aux proportions généreuses, voire carrément obèse, peut capitaliser une forme de sympathie, une femme, elle, se voit ipso facto condamnée à la géhenne des matrones et autres objets de dérision sans aucun charme. J’exagère? Essayez donc de trouver l’équivalent féminin de Raimu ou de Depardieu… C’est juste une question de regard. Si vous n’avez le regard d’un enfant…