“Bien-être de l’homme, bien-être animal”: dialogue entre Steven Laureys et Matthieu Ricard


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“Bien-être de l’homme, bien-être animal”: dialogue entre Steven Laureys et Matthieu Ricard
Par Sophie Delhalle
Publié le - Modifié le
7 min

Mathieu Ricard reçoit une impression 3D de son cerveau (c) Jean-Louis Wertz

Pour cette nouvelle conférence liégeoise réunissant le scientifique et le moine bouddhiste, près de 1000 personnes ont pris place dans les fauteuils de la Salle Philharmonique de Liège. Un succès qui témoigne d'un attrait réel et grandissant pour des recherches scientifiques doublées d'une réflexion éthique et spirituelle sur les relations entre l'homme et l'animal.

Steven Laureys, neurologue et professeur de Clinique au Département de Neurologie du CHU de Liège et Matthieu Ricard, docteur en biologie devenu moine bouddhiste, se connaissent bien puisque le deuxième a servi de cobaye au premier. Et même un "super cobaye" de l'aveu du scientifique ! De fait, la complicité entre les deux hommes est évidente.

Méditons!

D'entrée de jeu, les deux conférenciers nous proposent de participer à une expérience inédite: commencer cette soirée par une méditation collective. Matthieu Ricard, lui, est appareillé de trois capteurs (bien moins que les 250 électrodes qu'il a déjà du porter en laboratoire) pour enregistrer l'activité électrique de son cerveau pendant l'exercice. L'assistances est donc invitée à découvrir et "tester" trois types de méditation. Tout d'abord, le "calme attentif" qui focalise notre attention sur un élément de notre environnement comme notre respiration. Ensuite, la "présence ouverte" ou éveillé qui doit nous emmener dans un vaste champ, espace de réflexion où se croisent nos multiples pensées. Enfin, une méditation tournée vers l'amour altruiste qui consiste à penser à un être cher et à lui souhaiter du bien et l'enrober dans un flot de bienveillance. Cette dernière étape permet ensuite d'étendre cette bienveillance personnelle à un ensemble d'individus.

Une fois cet exercice achevé, le scientifique reprend la parole pour expliquer comment les données sont ensuite analysées et interprétées. Le cas de Matthieu Ricard, qui a déjà exercé des milliers d'heures de méditation, est bien entendu significatif et permet due montrer comment l'entrainement de la pensée à l'amour altruiste peut engendrer des changements dans le cerveau et influencer les connections entre ses différentes parties ainsi que leur volume. Chacune ayant sa fonctionnalité: l'amygdale gère les émotions, l'hypocampe, la mémoire et le cortex régule quant à lui l'attention. Cette conférence a donc deux buts en soi: montrer au grand public l'utilité d'étudier la méditation d'un point de vue neuroscientifique et ses possibles applications dans différents milieux (notamment médical) et parler du bien-être de l'homme et de l'animal.

Plaidoyer pour l'altruisme

Matthieu Ricard est une figure assez bien connue du grand public comme l'interprète du Dalai-Lama, mais aussi parce qu'il donne régulièrement des conférences et a écrit plusieurs livres notamment sur l'altruisme. La cause animale fait également partie de ces sujets de prédilection. Matthieu Ricard est intimement convaincu que la bienveillance, l'altruisme et la compassion sont les éléments essentiels de notre épanouissement individuel et commun. "Le bonheur égoïste, ça n'existe pas." lance-t-il devant le millier d'auditeurs. Pour lui, l'égocentrisme rend notre vie et celle des autres misérables. Et conduit à ce manque de discernement qui engendre nécessairement de la souffrance, car nous devenons incapables de distinguer ce qui peut réellement contribuer à notre bonheur. Pour accéder à ce bonheur, un seul mot clé : interdépendance. Il faut donc pouvoir accepter que notre bonheur (et parfois notre souffrance) se construit avec (et non pas contre) et à travers les autres. Vivre en étant conscient de cette interdépendance mène à davantage de considération de l'autre et nous relie à notre humanité commune.

L'altruisme serait, pour le moine bouddhiste, la seule réponse pragmatique aux défisse notre temps, qu'ils soient de l'ordre du court, moyen ou long terme, dans des domaines aussi variés que l'économie, l'environnement ou la justice sociale. L'altruisme, à coté de la compassion et de l'empathie, est le seul à pouvoir nous mettre en action, à nous inviter à l'agir. Mais l'enjeu est de pouvoir faire d'un changement individuel un véritable changement sociétal. Le défi majeur est celui de changer de culture, de s'orienter vers une harmonie durable et une économie qui se met au service de la société et non l'inverse. Trouver cet indispensable équilibre entre richesse sociales, environnementales et financières. Et l'amour altruiste nos y aidera car il augmente les comportements prosociaux, et l'entrainement à la pleine conscience permettra quant à lui de réduire le stress et les risques de burn-out, qualifié de mal du siècle par beaucoup.

Nos amies les "bêtes"

Cet altruisme pourrait tout aussi bien être étendu à la communauté animale. Matthieu Ricard nous livre ainsi quelques chiffres hallucinants sur le nombre d'animaux tués par l'Homme : 7 millions d'animaux terrestres par heure et 115 millions par heure pour les animaux marins. "Depuis l'apparition de l'homo sapiens, près de 100 milliards d'individus ont foulé la Terre, c'est ce que nous tuons comme animaux en deux mois. " nous explique le moine biologiste. Il nous invite à nous (re)poser cette question : qui sont les animaux? sont-ils vraiment des "bêtes"? ont-ils une conscience? Pendant longtemps, les hommes ont ignoré les capacités cognitives et émotionnelles des animaux. Or, il est aujourd'hui avéré que le bonobo par exemple est bien plus doué en calcul mental que les meilleurs universitaires. La corneille peut également créer des outils hors de son environnement naturel. Matthieu Ricard pourrait multiplier les exemples à l'envi. Ce qui lui permet d'affirmer que "tout est une question de degré". Ces découvertes en irritent bien entendu certains qui crient à l'anthropomorphisme et dénoncent un mécanisme de projection. Néanmoins, la science, qui s'éloigne aujourd'hui de l'anthropocentrisme, montre qu'il y a bien autre chose, que l'absence de néocortex ne préjuge pas de l'incapacité à ressentir de l'affect comme le conclut la "Cambridge delcaration on consciouness" (2012). Ce que veut souligner ici Matthieu Ricard, c'est cette dissonance dans notre comportement éthique qui nous fait aimer le chien et tuer (pour les manger) le cochon ou la vache, abattus dans des conditions parfois atroces. "L'être sensible c'est celui qui peut faire la différence entre souffrance et bien-être. Mettez un million d'euros devant une chèvre, bien sur qu'elle ne réagira pas. Mais si vous lui plantez un couteau dans le flanc, elle souffrira, comme vous et moi."

Des droits pour les animaux?

La deuxième partie de la soirée donnait la parole à d'autres spécialistes dont un vétérinaire universitaire et une philosophe. On retiendra surtout de l'exposé de Marc Vandenheede, professeur vétérinaire à l'ULiège, cette vision d'un monde où bien-être humain, animal et environnemental sont essentiels. Il a aujourd'hui été prouvé que les animaux ne sont pas des machines biologiques mais disposent de capacités cognitives étonnantes ; les poussins de quelques jours savent par exemple compter. Depuis 2005, l'animal est (re)devenu un être sensible et la récente adoption du code wallon du bien-être animal va également dans ce sens. A l'heure actuelle, le statut de l'animal oscille ente sujet et objet. Si l'animal n'a pas de droits, l'homme a néanmoins des devoirs envers lui. Marc Vandenheede souligne notamment que si les conditions d'élevage se sont (pas toujours) améliorées, la mise à mort de l'animal reste problématique. Il a également abordé la question de la spiritualité. "Peut-on reconnaitre aux animaux qu'ils ont un corps, un esprit et une âme?" Et de nous rappeler que chez les peuples premiers, qui pratiquent la chasse, la mort d'un animal est toujours accompagnée d'un rituel pour le remercier. Vient alors aussi cette douloureuse question de l'expérimentation animale à des fins thérapeutiques. Au Japon et même aux Etats-Unis, les animaux décédés suite aux expérimentations sont désormais enterrés et remerciés pour leur sacrifice. D'où l'idée, pour Marc Vandenheede, d'ajouter à la règle des 3R qui prime actuellement en matière de recherche expérimentale sur les animaux - à savoir Remplacer, Réduire, Raffiner - celui de Remercier ou Rendre hommage.

Florence Caeymaex, philosophe politique, a permis d'apporter un éclairage plus juridico-éthique sur la question du bien-être animal. Pour elle, ce questionnement n'est pas tant lié à un progrès moral et juridique mais bien à une réflexion éthique sur notre relation à la Terre, rejoignant ainsi l'idée d'interdépendance comme les précédents orateurs. L'éthique aujourd'hui doit nous permettre de nous interroger sur notre être au monde mais surtout notre usage du monde afin de créer de nouvelles manières de l'apprécier et de le comprendre. "La société moderne est unique en son genre, non seulement comme forme d’organisation sociale et économique, mais aussi par les rapports collectifs qu’elle établit avec la nature, ou, plus exactement, par ses relations matérielles et symboliques aux êtres et aux réalités non-humaines." Notre société conçoit en fait la nature comme un stock de ressources disponibles à l’appropriation, à la transformation ou à la domestication dans un rapport de domination et de consommation sans retour. D'où l'émergence chez certains penseurs de cette idée d'une éthique environnementale où notre rapport aux non-humains serait radicalement autre. Pour cela, il nous faudra "élargir simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux ou, collectivement, la terre." (Aldo Léopold)

Sophie Delhalle

Marc Vandenheede (c) Jean-Louis Wertz

Florence Caeymaex (c) Jean-Louis Wertz


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