Depuis un mois, Sébastien de Fooz chemine dans Bruxelles sans agenda, sans sonner chez ses amis, en se laissant porter par les rencontres. Une expérience de lâcher prise, qui demande d’abandonner ces « peurs qui nos conditionnent », de « sortir de sa zone de confort ».
Sébastien a 45 ans. Marié avec enfants, il est actuellement en transition de carrière. Après un long pèlerinage à pied jusqu’à Jérusalem, il souhaitait « vivre une expérience de traversée de différences, similaire au périple à Jérusalem mais à proximité ». Lors de son voyage vers Jérusalem, il a observé, explique-t-il, de nombreuses « fractures identitaires ». « Ces fractures sont le reflet de fractures intérieures », affirme ce pèlerin hors du commun. D’où sa motivation à poursuivre son chemin, à Bruxelles cette fois: « Je tente de traverser ces fractures en laissant émerger un espace de dialogue. Cela passe par la déconstruction de nombreux automatismes » afin d’ »honorer l’espace de liberté qui se crée dans une rencontre véritable. J’essaye aussi de débrayer cette tendance qui me pousse à tout prévoir ».
Rompre avec la routine
Déconstruction mais aussi rupture. Sébastien explique, en effet, qu’en amont de sa démarche, le désir de « rompre avec la routine » est bien présent: « Je travaillais à Bruxelles et ce travail ne me convenait plus. J’avais envie de changer. J’étais dans ce schéma de vie répétitif où tous les jours j’allais au travail et j’empruntais la même navette. Cette navette m’est apparue comme le summum de la routine, j’ai commencé à me déplacer autrement, à pied. J’ai pris conscience que les personnes qui sont autour de moi font surgir en moi une émotion. S’est alors posée la question: que faire de ces émotions, de ces impressions, spécialement quand je vois une personne qui est fort différente de moi? Est-ce que je coupe cette émotion en émettant un jugement ou est-ce que je l’accueille avec bienveillance? » Tout en observant la naissance et le fonctionnement d’émotions diverses en lui-même, Sébastien opte pour la bienveillance: « Je traverse la ville en m’efforçant d’avoir un regard bienveillant envers ce qui m’entoure. »
Bruxellois, Sébastien a constaté que, dans sa propre ville, très diversifiée, « il y a des ghettos et Molenbeek en est un exemple ». C’est là que nous nous trouvons, justement, au moment où le pèlerin nous raconte son expérience: « Il y a, dans des zones géographiquement très proches, des gens qui vivent les uns à côté des autres mais sans interaction, d’où une fracture qui crée elle-même un vide. C’est ce que j’ai envie de contrer à travers cette expérience de marche urbaine, de pèlerinage urbain ».
Une démarche d’intériorité
L’expérience que mène Sébastien est essentiellement intérieure: « Ces fractures que je traverse entre ces communes, ces quartiers, font surgir mes fractures intérieures. Après un mois, je me sens assez paisible. Dans la routine, j’étais tendu. Après être revenu de Jérusalem, j’ai remarqué combien on retombe facilement dans nos ornières, le vieil homme revient au galop et enfonce vos portes! » Mais la rencontre est indissociable de cette aventure: « Il faut essayer de voir dans le visage de celui qu’on croise le visage du Christ, c’est un défi, je n’y arrive pas toujours, mais j’essaye de le faire. »
Sébastien de Fooz voit par ailleurs dans des personnalités comme saint François d’Assise ou Charles de Foucauld des figures inspirantes: « Saint François est le maître de la simplicité, du dépouillement de soi pour laisser la place à l’Autre. Depuis toujours, il m’inspire, comme Charles de Foucauld qui s’est retiré dans le vide du désert, en ayant foi qu’il y a là une présence. Je ne suis pas à la hauteur de ces personnes qui sont appelées à un don total. Moi c’est un don temporaire. Et puis je fais cette expérience à quelques mètres de chez moi… Mais ces saints [ou bienheureux pour Charles de Foucauld] sont des indicateurs d’une sagesse et d’une confiance qui invitent à vivre un voyage ‘de la tête au coeur’, un voyage qui mène à la présence de Dieu en nous. »
Doutes et difficultés
Or, durant son pèlerinage urbain, Sébastien a dû faire face à ses propres doutes. « Il y a eu des moments de remise en question. Je me suis dit: ‘Sébastien, tu as 45 ans, tu chemines dans Bruxelles alors que tu as trois enfants, tes amis ont un boulot sérieux…’ Soit je me laissais embarquer par ces doutes, soit il fallait les contrer avec cette certitude que dans la solitude je ne suis pas seul. » Il ajoute: « Le doute est comme un ascenseur qui descend au fin fond de nous-mêmes et nous amène aux recoins poussiéreux de notre esprit. Il faut l’utiliser pour aller là où on n’a pas l’habitude de se rendre, pour y amener la présence de Dieu par la prière. Je combats le doute en l’utilisant pour aller là où il y a un manque de foi, le doute est une invitation pour progresser encore plus loin dans la vie spirituelle. »
Mais concrètement, comment tenir un mois dans la ville sans agenda, sans logement fixe et avec peu de moyens? « J’ai un petit budget, ça m’est arrivé d’acheter à manger, mais bien souvent je suis accueilli le soir dans une famille, dans un home pour personnes sans abri, ou encore à Bethania qui est une maison d’accueil pour les roms… Finalement, je retrouve très fort l’esprit du pèlerinage. Et puis, à Bruxelles, il y a énormément de propositions pour venir en aide aux plus défavorisés ».
Une expérience qui n’est – il faut l’avouer –, pas accessible à tous, Sébastien en est bien conscient: « Là, je suis en transition de carrière, pendant un mois je ne travaille pas, c’est un luxe, il faut le reconnaître! J’ai aussi une femme extraordinaire qui me soutient. » Par ailleurs, Sébastien fait remarquer: « Une critique que j’aurais pu entendre est que je profite de la bonté des gens: c’est vrai, mais c’est une rencontre qui va dans les deux sens: souvent des personnes qui m’ont accueilli m’ont remercié et m’ont demandé de prier pour elles. »
Un appel personnel
Une expérience qui nécessite aussi, selon Sébastien, un appel: « Je n’incite pas les gens à faire la même chose que moi. Tout ça est aussi une réponse à une vocation, même temporaire. » Un appel qui prend tout son sens en fonction de la personne, de sa situation, de ses forces et de ses faiblesses… Est-ce qu’une femme aurait pu tenter la même aventure? Quand on est beaucoup plus vulnérable, comment se situer face à la peur, à la possibilité de rencontres qui impliquent aussi un véritable risque? « Dieu ne me demande pas de me mettre en danger, répond Sébatien. Ce que j’ai envie de faire, c’est d’expérimenter la confiance dans un contexte incertain, où il y a beaucoup de peurs qui peuvent surgir, par rapport à l’inconnu, à certains quartiers dangereux. » Le pèlerin est bien conscient du risque: dans un centre où il a été accueilli, un éducateur l’a mis en garde: « Si j’étais toi, je ne dormirais pas en rue. » Peu de temps auparavant, un jeune avait en effet tenté l’expérience mais pas de chance: il est tombé sur une bande d’Albanais… qui avait un sécateur, et ils lui ont coupé deux doigts! « La rue a des codes qu’on ne connaît pas! Je n’ai pas la prétention de connaître ces codes », avoue Sébastien. Son intention n’est pas de vivre « comme un SDF »: « Je ne fais pas cette expérience pour vivre comme un démuni, même si bien sûr je vais rencontrer des personnes fragilisées par la vie. Cependant, je ne vais pas rencontrer qu’eux seulement, ce qui m’intéresse c’est plutôt la traversée des différences, le fait d’expérimenter la confiance dans un contexte qui peut être anxiogène. Je ne suis pas dans une démarche de militantisme: je ne marche pas pour ou contre une cause. J’ai juste envie de me laisser porter par la rencontre. »
Madeleine-Marie HUMPERS