La vengeance du pardon d’Eric-Emmanuel Schmitt, un recueil de quatre nouvelles, est tout en suspens et en analyse psychologique. L’auteur donne chair à des personnages qui, sous nos yeux, deviennent vivants, avec leur part de mystère. Rencontrer l’écrivain, c’est donc parler de ces personnages et essayer de les comprendre.
Un livre paradoxal sur le pardon… Seule la deuxième nouvelle semble positive: Mandine pardonne à son amant, William à son fils, et il y a ce suicide en vue d’un don d’organe…
En fait, deux nouvelles explorent le côté lumière du pardon, et deux autres explorent le côté obscurité. Mademoiselle Butterfly, c’est le pardon par amour, le pardon chrétien, et Dessine-moi un avion, c’est la rédemption…
Cette quatrième nouvelle n’évoque-t-elle pas plutôt une autopunition par mimétisme? Il s’inflige à lui-même ce qu’il a infligé à l’autre…
C’est une lecture intéressante, mais ce n’est pas celle que j’ai faite. Pour moi, c’est une histoire de rédemption. Cet homme détruit ce qu’il abhorre, ce qui lui apparaît barbare. Il est sorti de la guerre floué: il s’était battu par patriotisme et non pour le nazisme. Il est abîmé par le sentiment qu’il a en découvrant que l’ennemi avait pris le visage de quelqu’un qu’il aime. Il détruit alors le repère néo-nazi et le culte néo-nazi. Cela peut passer pour une vengeance, mais c’est une rédemption.
Tout pardon est-il une vengeance comme pourrait le faire croire le titre du recueil?
Du tout! Je suis un grand partisan du pardon, mais il y a des pardons purs et d’autres, impurs; des pardons lumineux et d’autres obscurs. Le pardon pur, absolu, c’est Mandine. Et ce pardon par amour est contagieux. Mais il y a aussi le pardon de confort comme dans la première nouvelle, Les sœurs Barbarin. Lily pardonne continuellement à sa sœur Moïsette ses mauvaises actions, mais est-ce à bon ou à mauvais escient? Certes, c’est par amour, mais l’amour doit être parfois stratège, intelligent, tactique. Il doit montrer des limites et des bornes. Or, elle ne met pas de limites à sa sœur qui en aurait bien besoin. Cela l’arrange, finalement, de continuer à aimer sa sœur. Il y a quelque chose d’égoïste: c’est pour avoir la paix. Certaines personnes pardonnent pour faire la paix avec l’autre, mais aussi pour être en paix avec elles-mêmes. C’est une démarche intéressée sous des dehors altruistes.
Et la troisième nouvelle, La vengeance du pardon?
C’est le pardon ambigu. Oui, il est une vengeance. Il fait réintégrer à Sam le territoire d’humanité, territoire de souffrance, lui qui demeurait dans son territoire à lui, où il ne souffrait pas: "Bienvenue en enfer!" Mais en fait, n’est-on pas devant l’impardonnable? Comment pardonner à l’assassin de sa fille? Cette notion n’existe pas dans le christianisme, mais bien dans nos sociétés, dans nos morales. Peut-on aller jusque-là? Lors d’une émission avec Boris Cyrulnik, le théoricien de la résilience, m’a dit que malgré tout son amour du pardon, il ne pardonnerait jamais aux assassins de ses parents.
Mais qu’est-ce que le pardon, finalement? Une affaire de sentiments ou, précisément, un refus de la vengeance? Elise a-t-elle pardonné pour se venger, ou ne fait-elle que constater qu’en fait, son pardon est une vengeance?
Je pense qu’elle ne sait pas ce qu’elle fait. Elle a rendez-vous avec quelque chose qu’elle ignore. Je crois qu’elle est absolument sincère lorsqu’elle dit "Je te pardonne", mais après, elle ne sait pas vivre avec ça parce que pardonner, ce n’est pas cesser de souffrir. Il y a le pardon volontaire, celui qu’on donne, et c’est merveilleux, mais il ne correspond pas nécessairement à un pardon émotionnel, c’est-à-dire à la tranquillité intérieure.
Elise dit à l’assassin de la fille qu’elle ne le verra plus…
Effectivement, le pardon, ce n’est pas nécessairement embrasser l’autre ni continuer avec lui, mais ne pas le réduire à sa faute, au mal qu’il m’a fait, ne pas le pétrifier dans un seul de ses actes parmi les millions de sa vie. C’est le restituer à son humanité complète.
Dans Les sœurs Barbarin, le non-pardon de Moïsette, est-il par jalousie, ou refus d’accepter Lily pour ce qu’elle est, la considérant comme une concurrente?
En effet, Moïsette se construit sur une structure de jalousie. Et, de plus, elle vit le fait d’être constamment pardonnée par sa sœur comme une double humiliation: le fait d’avoir le nez sur sa faute et, d’autre part, se trouver sous le regard de quelqu’un de plus moral qu’elle. Cela accentue sa rage et son désir de revanche.
Car l’amour, c’est accepter de recevoir…
Oui. En fait, elle ne supporte pas l’amour, elle ne sait pas recevoir l’amour de sa sœur, cet amour l’irrite. Elle veut le supprimer: il n’y en a pas en elle et elle ne veut pas qu’il y en ait en son aînée. Elle est allergique à l’amour.
Croire au pardon, c’est croire à l’amour, finalement?
C’est le cas pour Mandine, mais je crois aussi qu’il existe un "pardon politique". Ainsi que pour Nelson Mandela. Il ne s’agit pas d’effacer le passé, mais d’ouvrir un avenir. Un peuple qui a souffert ne pardonne pas par amour, mais pour rendre possible la vie ensemble. C’est un bon calcul rationnel (rires).
L’oubli est-il quand même possible?
Est-il souhaitable? La disparition de la douleur, oui, et de la haine en soi, mais ce n’est pas de l’oubli. Pardonner vraiment, c’est pardonner sans rien oublier.
Ce serait la suprême liberté?
Oui, la suprême affirmation de la dimension spirituelle de l’homme. C’est ce qui me fascine dans les évangiles: Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. Jésus ne met pas de condition au pardon, il n’exige pas la reconnaissance de la faute. Eux, ils n’en sont même pas conscients. C’est le sommet absolu, l’incandescence du pardon.
Dans ce livre, il n’y a pas une seule allusion à la religion, contrairement à vos autres livres…
Je me suis mis dans la sphère intime, mais le pardon chrétien y est quand même, c’est Mademoiselle Butterfly. Je voulais montrer dans ce livre que la problématique du pardon et de la vengeance existe en l’homme indépendamment de la religion. Il y a des gens qui abordent ce livre en disant que ce doit être catho! On me l’a reproché sur un plateau: "Vous êtes un écrivain catholique!" Et alors? Oui, on est dans cette époque-là! (rires)
L’amour des ennemis n’est-il pas le propre des évangiles?
C’est cela qui m’a bouleversé à leur lecture. Ils mettent l’amour au-dessus de tout. Dans ma vie mystique au désert, je ne l’avais pas senti. J’avais fait l’expérience de la force et de Dieu, mais pas celle de l’amour. C’est quelque chose de spécifiquement chrétien.
Une révélation, d’une certaine manière?
Complètement. J’en parle parfois comme cela. Un jour, j’écrirai là-dessus. J’ai vécu une autre nuit extraordinaire que celle du désert, celle où j’ai lu les quatre évangiles. Cela a été la révélation du christianisme.
Propos recueillis par Charles DELHEZ
Eric-Emmanuel Schmitt, "La vengeance du pardon". Ed. Albin Michel, 2017, 336 pages.