© « asbl Théâtre au vert »
A Thoricourt, près de Silly, se déroule chaque année un festival de théâtre très apprécié du public. En août dernier, l’islamologue français Rachid Benzine, auteur de « Lettres à Nour », était invité à rencontrer Jean Leclercq, philosophe. Ils ont débattu de questions religieuses et de leurs implications dans la société actuelle, en particulier auprès des jeunes.
Lettres à Nour décrit le drame d’un père musulman et de sa fille radicalisée, tous deux enfermés dans leurs croyances et certitudes. Dans sa logique guerrière, la fille Nour prend les armes et se sacrifie au nom d’Allah. Quant au père, de même pétri d’absolu par la théologie, il désespère face à cet échec de la transmission.
Partant de cette pièce écrite après les événements du Bataclan à Paris, les deux spécialistes ont entamé leur échange sur la question du « croire ». Professeur de philosophie de la religion à l’UCL, Jean Leclercq pense que « croire, c’est tenir quelque chose ou quelqu’un pour vrai, mais rien n’assure que c’est vrai. Par exemple, ‘Dieu est amour’ est une proposition qui n’est pas vérifiable. En religion, le droit de croire, dit-il, est un droit fondamental indiscutable. Toutefois, ces vérités que l’on tient pour vrai ne sont pas nécessairement partageables par tous. Elles sont de l’ordre de l’intime. Parler de religion est hypersensible. C’est de l’explosif! »
Cet avis est partagé par Rachid Benzine, également enseignant: « Je dis souvent à mes étudiants qu’il y a le croire que, le croire en, et le croire à. A ne pas confondre. Dans la croyance religieuse, nous croyons toujours en quelqu’un, pas en quelque chose. Mais il n’y a pas de croyance sans doute. Dieu ne relève pas de la démonstration… De même, certaines croyances laïques absolutisées peuvent mener à des désastres. Le XXe siècle montre à l’envi qu’on n’a pas besoin de Dieu pour décimer une partie de la population. Dès lors, la croyance, qu’elle soit religieuse ou non, a toujours besoin d’être remise en question« .
Eduquons-nous!
Quelles que soient les croyances, le travail critique est essentiel pour éviter la folie meurtrière. Les jeunes vivent dans un univers qu’il est bon de connaître. Selon Rachid Benzine, « beaucoup de jeunes musulmans sont dans un imaginaire qui relève de l’histoire du salut. Comprendre leur culture permet d’entrer en dialogue avec eux. Peut-on comprendre le tableau de ‘L’enfant prodigue’ de Rembrandt si on ne connaît pas les Evangiles?… »
Il y a donc toute une part éducative à cultiver dans une dimension citoyenne. « Eduquons-nous!, affirme Jean Leclercq. Tout l’enjeu, c’est l’école. C’est pourquoi je me suis tellement battu en faveur d’un cours de citoyenneté. Il s’agit d’apprendre à être citoyen en connaissance de cause, mais aussi de découvrir le Coran ou la Bible par le biais de la philologie, de la psychologie, des sciences religieuses. Dans un tel contexte, on n’est plus dans une lecture littérale des textes fondateurs, mais dans une interprétation sensée. »
Dans nos démocraties en crise, quel idéal de société proposons-nous effectivement à la jeunesse? « Le phénomène de radicalisation renvoie aux lacunes de notre société, explique l’islamologue. Par la séduction, les mouvements totalitaires proposent aux jeunes de vivre une aventure, celle du salut. Ils leur proposent de déployer leur capacité d’action dans une société en perte d’emplois, réduite à l’inactivité. Donc, Daesh nous renvoie en miroir à nos propres manquements…« .
Quelle transmission religieuse?
Le cours de citoyenneté aide le jeune à se réaliser en tant que sujet autonome, pourvu de droits et de devoirs politiques. Tandis que, d’un point de vue très largement répandu, la religion relève de la sphère privée, de l’intimité propre à l’individu. Dès lors, une école sans religion? « Pas du tout, puisque la religion est partout, soutient le philosophe engagé en faveur de la réforme des cours philosophiques. Mais une école avec de l’éducation, c’est-à-dire qui parle sur la religion, et non plus à partir de la religion. Laissons aux mosquées, synagogues et églises, le travail de la transmission religieuse. Je prône donc la séparation du théologique et du politique.«
Rachid Benzine n’est pas du même avis: « Je m’interroge sur cet idéal de citoyenneté. En France, nous n’avons pas de cours de religion et nous avons plein de problèmes. Les instances religieuses sont conservatrices et n’encouragent pas l’esprit critique. De nos jours, les croyances sont devenues des citadelles assiégées, de telle sorte que le moindre esprit critique est mal vu partout. J’ai été élevé dans un milieu traditionnel avec un père érudit en exégèse musulmane. Il a fallu que j’emprunte un chemin autre que la famille pour questionner le Coran dans toute son humanité et son anthropologie. Et ce n’est pas à la mosquée que l’on apprend cela!… Le cours de religion peut aider les jeunes à prendre de la distance à l’égard de tout ce qu’ils entendent. Et leur apprendre le langage employé dans les textes religieux. »
Penseur réputé pour sa lecture éclairée du Coran, l’enseignant musulman poursuit: « Je travaille avec les élèves sur le langage religieux, sur la question du mythe par exemple. Adam et Eve, c’est un récit mythique. La Genèse, c’est un poème. Il est important qu’ils le comprennent. Si l’école ne le leur enseigne pas, il ne faut compter que cela se fasse ailleurs, à la maison, dans les églises ou les mosquées. »
A Rachid Benzine le mot de la fin: « En étant jeune, on avait créé dans le quartier une association qui s’appelait ‘Issue de secours’. Le premier venu nous donner un coup de main était un prêtre. Il n’a pas cherché à nous convertir. Il nous a simplement aidés à croire en ce que nous faisions. Donc, quand je rencontre des jeunes, je me mets à l’écoute de leurs besoins et leur dis qu’on va essayer de cheminer ensemble…« .
Françoise WAYEMBERGH