Témoignage du P. Jacques Mourad, rescapé de Daech


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Témoignage du P. Jacques Mourad, rescapé de Daech
Par Pierre Granier
Journaliste de CathoBel
Publié le - Modifié le
6 min

Kidnappé en mai 2015, le prêtre syrien, apôtre du dialogue inter-religieux, a connu le fouet et les menaces de mort, le couteau sur la gorge. Pourtant, il n’en a dit mot lors d’un témoignage donné le 9 mars à La Viale Europe. Paradoxalement, la rencontre avec le chef terroriste de Raqqa, lui a donné "la paix au cœur comme jamais". Alors que le conflit syrien rentre dans sa septième année, témoignage d’un homme réconcilié.

Vêtu à l’orientale, selon le rite syriaque catholique, le prêtre dit la messe en araméen. La langue du Christ, il la parle non seulement des lèvres, mais de tout son être. Malgré un dos en souffrance, des soucis cardiaques et la détention, cet homme de Dieu, âgé de 48 ans, ne se départit pas d’un sourire bienveillant. Il sait d’où il vient…
Missionné par le Père Paolo dall’Oglio et la communauté de Mar Mousa, Jacques Mourad avait reconstruit le monastère de Mar Elian, sur les ruines voisines du tombeau de saint Julien l’ermite. Supérieur de la communauté locale, il avait aussi en charge la paroisse de Qaryatayn, une bourgade de 33.000 habitants, majoritairement sunnites. Depuis des générations, la localité était un modèle de convivance entre musulmans et chrétiens. "Avec cette joie du vivre ensemble, les musulmans étaient très engagés dans nos activités, conférences, rencontres, camps. Pourtant, c’était des sunnites liés aux frères musulmans (qui prônent l’application de la charia)", explique celui qui avait, "main dans la main avec les muftis", permis d’épargner, jusque-là les bombardements sur Qaryatayn et joué la carte de la médiation dans les enlèvements.
Mais au printemps 2015, le pseudo Etat islamiste prend de l’ampleur. L’oasis de Qaryatayn accueille plus de 20.000 déplacés fuyant la terreur. Palmyre tombe, ce sera bientôt le tour de Qaryatayn. Abouna Jacques écrit à ses amis le 21 mai: "Daech approche. Ils ont coupé beaucoup de têtes à Palmyre. Priez pour nous." Au confrère qui lui propose de partir, il répond: "comme prêtre et pasteur je ne quitterai pas tant qu’il y a des gens, sauf si on me chasse". Quelques heures plus tard, il voit débarquer sept à dix djihadistes armés, dont certains jeunes de la région. Il est embarqué de force dans une voiture, les mains liées les yeux bandés, comme Boutros, un postulant.

La compagne invisible

"Je me suis accroché à la prière comme à une corde au fond du puits où je me trouvais, raconte-t-il. En récitant le chapelet, montait en moi comme un cri, plus fort que la colère et le désespoir: ‘je vais vers la liberté’. J’allais pourtant vers la mort à entendre les vociférations des terroristes. Marie me faisait le cadeau de sa présence comme si elle était assise, entre Boutros et moi, me disant ‘je suis avec toi, je te porte’. Un signe qui m’a permis de tenir durant les quatre mois et vingt jours de ma captivité."
Les deux prisonniers passent quatre jours, enfermés dans le véhicule, dans les montagnes du désert. Le dimanche de Pentecôte, les terroristes les emmènent en roulant à tombeau ouvert. Mais la Vierge était encore du voyage…

Face aux coupeurs de tête

Arrivés à Raqqa, capitale du prétendu Etat islamiste, les deux prisonniers sont séquestrés dans une salle de bain et menacés de décapitation s’ils ne se convertissent pas. "Chaque fois, commente le prêtre, j’envisageais mes interlocuteurs les yeux dans les yeux, en gardant le sourire, qui fait partie de moi. Un sentiment de pitié m’envahissait: pauvres gens, ils ne savent pas pourquoi ils font cela!"
Le huitième jour - référence à la Résurrection -, la porte de fer s’ouvre, faisant apparaître un homme imposant, cagoulé, en tenue noire. "Etes-vous chrétiens?" Face à leur acquiescement et hors témoins, il leur serre la main avec la salutation musulmane "salam alaykoum" (la paix soit avec vous). "A le voir lui et son escorte, vêtus comme des coupeurs de tête, je pensais que notre heure était venue", explique le prêtre. Le geste était d’autant plus étonnant que Daech interdit de serrer la main à des ‘impurs’, et a fortiori, de leur souhaiter la paix. L’émir de Raqqa - n°1 de Daech en Syrie ce qu'ils apprendront plus tard - les invite à se présenter, discute théologie et politique dans une bonne ambiance. A tel point que le P. Mourad l’interpelle sur les raisons de leur kidnapping. L’émir répond: "Abouna (= mon père), considère cela comme une retraite." "Alors, explique-t-il, mon vécu de prisonnier s’est transformé, j’ai reçu la paix du cœur comme jamais."

Les paroissiens

Le 3 août, Qaryatayn tombe, 250 chrétiens sont pris en otages. Huit jours plus tard, leur curé et le diacre sont conduits par un djihadiste saoudien vers Palmyre. Au bout d’un tunnel, une lourde porte de fer…: les yeux écarquillés, Abouna Jacques découvre tous ses paroissiens sans distinction, y compris les plus âgés et les malades. "Pour eux, c’était signe d’espérance, pour moi, c’était le plus dur: les voir tous prisonniers!"
Le 31 août, des djihadistes, venus de Mossoul, disent-ils, font part au curé du choix du calife. Pas d’exécution, ni d’esclavage mais le "don de la vie" à condition de célébrer en cachette. "Faveur" accordée "parce qu’ils n’ont pas porté les armes contre l’Etat islamique". 220 d’entre eux ont donc pu regagner leurs maisons dès le lendemain. Un seul avait été tué par les djhadistes "après des paroles dures envers Dieu", quatre étaient morts de maladie, faute de soins, et une dizaine avaient péri sous les bombardements du régime ou de ses alliés russes.
Quarante jours plus tard, vu la situation de plus en plus dangereuse et malgré les risques, un ami musulman prend le prêtre à moto jusqu’à Homs. "Avec la présence de Marie, une fois encore". La route de la liberté le mènera finalement jusqu’au Kurdistan irakien où il rejoindra une autre communauté issue de Mar Moussa, accueillant aujourd’hui quelque 180 réfugiés.

Une souffrance pire qu’en prison

"Lorsqu’on m’annonçait ma décapitation proche, je ne me sentais pas digne du martyre, confie Jacques Mourad. Une goutte d’eau parmi les 500.000 morts syriens. Comme saint Paul nous le dit, la mort est l’occasion -belle - d’être auprès du Christ, un passage…En détention, je ne voyais pas la souffrance des Syriens. Aujourd’hui, je vois…"
Le prêtre ne mâche pas ses mots: "Je suis déçu, désespéré face à l’égoïsme et au manque de responsabilité dans notre monde. Je ne puis supporter les contradictions: des grandes organisations internationales prônent les droits de l’homme, la protection des populations alors que leurs mandataires fabriquent des armes tuant des Syriens, des Africains… Ce commerce macabre est de plus en plus florissant en Russie, aux USA et en Europe, nous poussant vers une troisième guerre mondiale".

"La violence n’engendre que la violence"

Le P. Mourad rêve que les Eglises et les ONG collaborent ensemble à une révolution non violente contre la violence pour mettre un terme aux causes du mal. "Il faudrait aussi supprimer le droit de veto à l’ONU. Faire pression sur la Russie, alliée du régime syrien. Et sur l’Europe pour ouvrir les frontières de tous les pays aux réfugiés. Qu’on arrête de les regarder mourir en mer!"

Appel aux chrétiens

Il constate aussi que le pape François bouge trop souvent seul face au drame. "Que font les chrétiens, les paroisses pour accueillir les réfugiés sans distinction de religion? Ce ne sont pas les chrétiens qui sont persécutés en Syrie, c’est tout le peuple", souligne encore J. Mourad. Ajoutant que ceux qui disent les chrétiens persécutés contribuent à vider le Moyen Orient des chrétiens et font "le lit de la violence, à l’instar d’une nouvelle croisade. Inutile de mettre de l’huile sur le feu, nous avons plutôt besoin d’une parole… de réconciliation."
De cette terrible expérience de la prison, Jacques Mourad dit que cela l'’a fait grandir et fait comprendre davantage encore l’urgence du dialogue. "Il n’y a pas d’autre choix si on veut construire la paix", conclut-il.

Béatrice PETIT


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