Fruit de recherches approfondies, le livre "Andrée De Jongh. Une vie de résistante" publié par Marie-Pierre d'Udekem d'Acoz rend hommage à une femme d'exception, dont la vie tient du roman. En neuf décennies, l'existence de cette femme intrépide a connu de multiples rebondissements, avec moult épisodes mouvementés.
Andrée De Jongh fut tour à tour chef de réseau pendant la Seconde guerre, prisonnière des camps de concentration de Ravensbrück, puis de Mauthausen, fiancée avec un homme qui préfère entrer dans les ordres, infirmière en Afrique aux prises avec la lèpre, avant de terminer sa vie sagement assise, une fois le grand âge et la cécité venus.
C'est un texte vivant que Marie-Pierre d'Udekem a rendu en privilégiant une narration au présent. Extraits de presse et de correspondance nourrissent et complètent les propos de cette biographie, richement documentée. Agréable à lire, "Une vie de résistante" se lit de bout en bout comme un roman policier. Que va-t-il donc encore lui arriver?, s'interroge le lecteur, transporté aux quatre coins du monde. Car, Andrée De Jongh a mené une vie trépidante, à la mesure de ses passions. Il y eut tout d'abord son combat pour la liberté, qui la mena à fonder le réseau Comète, une filière résolument "indépendante", pour laquelle Dédée voulait seulement être remboursée de ses frais de voyage. Surnommé la "Dédée-Line", puis "Comète" après l'arrestation de son instigatrice, ce réseau permit l'évasion de résistants hors des territoires occupés. Il fut même convenu pendant un temps le passage d'un Belge pour trois citoyens de nationalité britannique. Ce réseau mis en place avait tout de la PME familiale, avec notamment la participation du père de Dédée, instituteur au civil, nouvellement promu directeur d'école, de sa tante Ninie, etc. Toute la famille De Jongh collabora au projet d'Andrée, si justement surnommée Cyclone. Sous la tutelle de la jeune femme, ce sont près d'une centaine d'aviateurs qui furent rapatriés en territoire allié.
Une conversion remarquable
Née dans une famille athée, Andrée a grandi loin des préceptes et d'une éducation religieuse. Son père était même réticent à la voir embrasser la profession d'infirmière, par crainte du "caractère confessionnel" de l'école bruxelloise où elle songeait à se former. C'est sans compter sur la guerre et ses bouleversements… Emprisonné, le père d'Andrée retrouvera la foi, comme en témoigne une crèche minutieusement conservée qu'il a sculptée dans de la mie de pain, unique ressource à portée de main. Une semblable révolution silencieuse guette Andrée, profondément marquée par son passage dans les camps. Elle y pointe notamment l'égoïsme qui prévaut: "le pire à mes yeux, c'est le manque de fraternité entre les prisonnières. Ce manque de fraternité contribue largement à l'insoutenable cruauté de ce lieu. Sauf dans de rares cas, quand les femmes sont unies par des liens familiaux ou d'amitié, c'est le chacun pour soi qui prime. (…) Je me demande sans cesse comment concilier, dans cet enfer, l'instinct de survie avec la charité (…) si on ne peut éviter la souffrance, on peut s'efforcer de ne pas perdre son âme." Et là, Andrée en arrive à envier celles qui ont la chance de croire en Dieu. La beauté d'un chapelet "confectionné avec un bout de ficelle par une codétenue" retient son attention émerveillée. Débute alors un intense cheminement spirituel qui mènera la jeune femme à demander le baptême, le 15 août 1947, dans un lieu pour le moins symbolique, puisqu'il s'agit des Pyrénées.
Une complicité sororale
Suzanne, l'aînée, naquit en 1915, Andrée la suivit un an plus tard. Les deux fillettes connurent l'atmosphère particulière de ces familles où les enfants sont unis par une connivence spontanée. A leurs tempéraments, farouchement contrastés, répondait une force du lien inébranlable, quel que soit le lieu de leurs retrouvailles. Ainsi, connurent-elles ensemble les rigueurs de l'emprisonnement, allant jusqu'à partager une même paillasse. La mort prématurée de Suzanne, à l'âge de 49 ans, laisse sa cadette "déchirée, déchiquetée". La blessure de cette séparation l'accompagnera jusqu'à ses derniers jours.
Une reconversion flamboyante
A la fin de la guerre, ses fiançailles rompues, Andrée De Jongh choisit d'entreprendre des études d'infirmière aux Deux-Alices, exhaussant ainsi son vœu d'adolescente. Sitôt son diplôme en poche, elle obtient un certificat de l'Institut de médecine tropicale d'Anvers, sésame pour une carrière à l'étranger. Et la voilà envoyée, selon ses aspirations, dans la colonie belge du Congo. C'est dire si elle sera aux premières loges lors des événements tumultueux de l'été 1960. Profondément attachée à la terre africaine, la Bruxelloise mesure le drame en puissance: "J'appelle désastre cette indépendance tellement prématurée qu'elle ne peut mener qu'à un chaos terrifiant. L'indépendance aurait pu marcher si le pouvoir avait progressivement changé de main, si la Belgique s'était réservé encore momentanément certains domaines, si l'on avait pris le temps de former les gens destinés à assumer les responsabilités. Mais on n'a rien fait." De cet attrait pour le Congo naîtront des échanges réguliers avec le roi Baudouin, qui suit attentivement son travail dans les léproseries. Car, la résistante s'est muée en combattante de la lèpre, un combat qui la mènera sur d'autres fronts: après les six années passées à Coquilhatville au Congo, ce sera le Cameroun, puis onze ans en Ethiopie, et finalement le Sénégal…
2016, le centenaire de sa naissance
Une profonde admiration unit la biographe à cette femme à la bravoure inhabituelle. Pour Marie-Pierre d'Udekem, il s'agit ni plus ni moins de "la figure la plus exceptionnelle de la résistance féminine européenne". L'historienne, formée à l'université de Gand, n'a pas hésité à consacrer huit ans de son existence pour mener des recherches minutieuses et écrire ce livre en hommage à la résistante bruxelloise. Le travail scientifique l'a emporté sur l'envie de romancer ce parcours hors du commun. "C'est un travail de fourmi d'écrire en 'je', tout en restant scientifique", reconnaît Marie-Pierre d'Udekem. De sa rencontre avec Andrée De jongh, elle retient une joie de vivre extraordinaire, qui allégeait des souvenirs quelquefois tragiques. Une qualité plutôt normale pour une héroïne… car Marie-Pierre d'Udekem n'hésite pas à placer le Cyclone dans son panthéon personnel aux côtés de sa maman, qui fut "une mère exceptionnelle".
Angélique TASIAUX
Marie-Pierre d'UDEKEM d'ACOZ, "Andrée De Jongh. Une vie de résistante" Editions Racine, 269 p., 2016