Quand le cœur perd la tête. La chronique de Myriam Tonus


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Quand le cœur perd la tête. La chronique de Myriam Tonus
Par Myriam Tonus
Chroniqueuse
Publié le - Modifié le
4 min

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Myriam Tonus

"Après l’émotion, l’heure est à la réflexion": le titre s’étale sur la double page du journal. Il surplombe une série d’articles qui sont autant de questions plus ou moins pertinentes: aurait-on pu éviter les attentats? Comment assurer une sécurité maximale? Comment fonctionnent les services de renseignement? Les compagnies d’assurances interviendront-elles pour les passagers de l’aéroport? Etc. Analyses et débats contradictoires s’enchaînent sans qu’il soit possible, au final, de se "faire une opinion", comme on dit... Pendant ce temps, à la Bourse, fleurs, bougies, dessins, musique continuent d’en appeler à la paix, au dialogue, au vivre ensemble. Silencieuse, comme absente, la foule regarde sans broncher un individu enlever le drapeau israélien qu’un passant a déposé là en hommage anonyme. Comme si rien, pas même ce geste inconvenant, ne pouvait troubler l’émotion collective qui se vit là. Même la descente d’une horde d’individus violents et racistes ne soulève qu’une indignation passagère dans le public. L’arrestation, une semaine plus tard, d’une poignée de citoyens défenseurs des droits humains ne provoque, elle non plus, aucune levée de boucliers populaire...

Emocratie

Serions-nous désormais en émocratie? Ce mot nouveau, pas encore entré au dictionnaire, désigne une forme de vivre ensemble où c’est l’émotion, l’affectivité qui dicte implicitement les normes et influence les comportements. Il s’agit moins de comprendre, de réfléchir, que de ressentir et d’être touché. On aura beau rappeler qu’en Belgique, plus de 400 personnes (dont des enfants) perdent chaque année la vie dans un accident de la route, que le terrorisme islamiste a coûté la vie à des dizaines de milliers de musulmans: cela pèse peu au regard du choc collectif vécu. Désormais, le premier critère pour évaluer une personne – prof, patron ou vicaire – n’est pas: est-il/elle compétent, efficace? Mais plutôt: est-il/elle sympathique? Certes, une attitude chaleureuse facilite le contact et témoigne, lorsqu’elle est sincère, de ces "qualités de cœur" que notre société technicisée et efficiente tend à reléguer dangereusement dans l’ombre. Et l’on comprend mieux le succès populaire du pape François, tout en simplicité et compassion, par rapport à Benoît XVI dont le visage de professeur sévère pouvait rebuter.

Or, c’est risquer à tout coup de confondre le "style" et le "contenu": en démissionnant, Benoît XVI a posé un geste important, proprement prophétique; les propos de François par rapport aux femmes, quant à eux, ne montrent aucune avancée par rapport à ses prédécesseurs... Les messages de bienveillance qui ont inondé Facebook après les attentats ont incontestablement fait du bien, mais ils ne suffiront, hélas pas, à apporter des solutions durables au problème de vivre ensemble qui affaiblit depuis longtemps notre pays. La démocratie s’accommode mal de l’émocratie. Le cœur a ses raisons, oui, et elles doivent être écoutées, mais elles ne peuvent suffire à tracer une conduite citoyenne. La question n’est pas de savoir si l’on est pour ou contre les peines incompressibles, pour ou contre l’accueil des réfugiés, pour ou contre les cours de rien, l’ordination des femmes ou le port du voile en public. A ce jeu de l’émotion, on ne peut que s’enliser dans des débats aussi stériles que discourtois. La citoyenneté, la démocratie ne se vivent pas sur le mode de The Voice! C’est faire le pari que, par-delà nos ressentis forcément personnels, quelque chose rassemble les humains: une capacité de raisonner, de réfléchir, de chercher ensemble l’intérêt du plus grand nombre – même si ce n’est pas forcément le nôtre.

Un chemin étroit

C’est un chemin étroit, difficile, austère, qui demande écoute et abnégation, un chemin qui nous élève forcément au-delà de nos propres émotions et intérêts partisans. Dans une société mondialisée, traversée de toutes les différences, il n’est guère que ce chemin pour nous éviter de vivre par à-coups, au gré des événements et des humeurs. La vie n’est pas un show télévisé: il est urgent que nous transmettions le message à nos enfants et petits-enfants.

Myriam TONUS

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