
Mgr Haprigny: « Les chrétiens sur place ont l’impression qu’il y a un plan d’expulsion à leur encontre. »
Du 17 au 21 septembre, trois évêques belges se sont rendus dans le Nord de l’Irak, à la rencontre des réfugiés (voir Dimanche n°33). L’un d’entre eux, Mgr Guy Harpigny, évêque de Tournai, est revenu pour nous sur quelques aspects particulièrement marquants de ce voyage. Et sur la situation qui prévaut dans cette région du monde.
Monseigneur, comment est venue l’idée de ce voyage?
En septembre 2014, Sant’Egidio avait sa rencontre annuelle à Anvers, et il y avait là des personnalités du monde entier. Parmi eux, il y avait le patriarche chaldéen, Louis Raphaël I Sako. Ce dernier nous a dit qu’il aimerait bien que nous allions voir les réfugiés au Nord de l’Irak. Nous y avons réfléchi en conférence épiscopale, et Mgr Lemmens (évêque auxiliaire pour le Brabant flamand, ndlr.), qui est de Sant’Egidio, a proposé qu’on y aille. Quand je lui ai dit que j’étais prêt à partir, l’évêque de Bruges (Mgr Jozef De Kesel, ndlr.) a dit: « Puisque que Guy y va, j’y vais aussi« .
Comment s’est passée votre arrivée sur place? Qui vous a accueillis?
On est arrivé à Erbil, dans le Kurdistan. Cette région recouvre une partie de la Turquie, de l’Arménie, de la Géorgie, de l’Iran et de l’Irak. L’autorité politique et administrative, et qui gère la sécurité, c’est le gouvernement du Kurdistan, le gouvernement de l’Irak n’ayant plus aucune efficacité là-bas. Nous avons donc été accueillis par le responsable kurde des affaires des chrétiens au gouvernement. Nous avons été accompagnés par la police dans la ville d’Erbil, une ville un peu plus grande que Tournai, puisqu’elle compte trois millions d’habitants!
Nous y avons rendu visite à l’archevêque syro-catholique de Mossoul, en exil là-bas depuis plus d’un an, Mgr Moshe. Après cette rencontre, on nous a conduits à Dohuk, à trois heures de route, et là, il n’y a « que » un million d’habitants… La sécurité est présente partout. Quand on roule d’Erbil à Dohuk, il y a régulièrement des check-points. Nous avions un chauffeur et d’autres personnes qui nous entouraient…
Vous avez rencontré des réfugiés sur place, qui sont installés dans des camps, qui vivent dans des conditions très difficiles. Qui sont ces réfugiés? Qu’est-ce qui vous a frappé lors de ces rencontres?
Depuis des années, il y a des réfugiés en Irak, mais tout s’est accéléré en août 2014, quand DAECH a pris possession de Mossoul de manière brutale, laissant peu de choix aux gens. Ou bien vous vous convertissez à l’islam, ou bien vous payez un impôt, ou bien on vous massacre. Donc, les gens fuient pendant la nuit. Puis, en colonnes, ils quittent le territoire et traversent des montagnes. Des gens sont morts de froid, de soif… Les personnes âgées ne pouvaient plus marcher, il y avait aussi des enfants. Quand ils sont arrivés au Kurdistan, les villages les ont accueillis. Que ce soient des yézidis, des chrétiens ou des musulmans, tout le monde a été accueilli sans aucune différence. Dans le premier camp que nous avons visité près de Dohuk, il y a une grande majorité de yézidis. On les a logés dans des maisons en dur, mais il n’y a rien dedans, pas de lits, pas de cuisine, pas de salle de bain. J’ai demandé aux yézidis comment ils mangent, et ils ont répondu qu’on leur apportait la nourriture. On leur apporte aussi des ballots de linge. A un moment, on désigne un responsable pour l’accueil et l’administration, et il faut toujours des milices Peshmerga pour la sécurité. Nous sommes allés voir l’église du village au bas de la montagne, où il y avait d’autres chrétiens de Mossoul, et c’est là que nous avons rencontré la première petite fille née sur place. Ses parents étaient des personnes ayant une certaine aisance. Le père est prof. Ce sont donc des gens instruits, qui ont dû tout quitter en une nuit, et qui se trouvent là avec presque rien.
Est-ce que les communautés chrétiennes sur place s’organisent aussi pour accueillir les réfugiés? Il y a différentes organisations catholiques qui travaillent sur place, comme l’Aide à l’Eglise en Détresse ou Caritas International. Que font-elles concrètement pour aider les réfugiés?
Elles font tout. En quelques mois, 1,8 million de personnes sont arrivées. Les communautés chrétiennes, dans les villages à majorité chrétienne, avec d’autres qui sont mixtes, chrétiens et musulmans, accueillent tout le monde. Un responsable est nommé soit par le patriarche soit par l’évêque, pour devenir chef de camp. Il est chargé de tout. Il doit trouver des logements et, pour le moment, ce sont des conteneurs de trois pièces, regroupant chacun deux familles, avec parfois 8 ou 12 enfants. Il faut s’occuper des eaux usées, de l’adduction d’eau, de l’électricité… Les organisations catholiques apportent de l’argent. On essaie de recréer une vie sociale dans chaque camp. On demande à des personnes de s’occuper de la boulangerie, la coiffure, la lessive, etc. Et la chose la plus essentielle: l’école. Il faut que les organisations trouvent des ordinateurs, du papier, des bics, des livres. C’est remarquable de voir tout ce qu’on peut faire en un an. Mais ce qu’on ressentait très fort chez les gens, c’était une grande incertitude quant à leur avenir: combien de temps cela va-t-il durer? Que feront nos enfants, quand ils auront terminé l’école? Le mieux pour eux ne serait-il pas de partir à l’étranger?
Vous avez rencontré le patriarche catholique chaldéen, Louis Raphaël I Sako? Que vous a-t-il dit à propos de la situation sur place?
Il a une une vision très politique de la situation. Il nous a dit: « Les chrétiens doivent rester, et les prêtres qui encouragent les chrétiens à partir, je ne les aime pas, et ceux qui sont partis, je les fais revenir. » Pour le patriarche Sako, la solution viendra des Etats-Unis. On était un peu surpris de cette position, parce que les Etats-Unis en Irak, dans les années 2000, cela n’a quand même pas été une réussite…. Mais pour lui, les Etats-Unis ont les moyens d’annihiler l’Etat islamique, et alors, les gens pourront retourner chez eux. Certains voudraient répartir géographiquement les populations irakiennes en fonction de leur appartenance religieuse. Le patriarche n’y est pas favorable. Quand la paix sera revenue, il faudra une protection internationale pour les diverses communautés, pendant un certain temps. Mais après, il faut permettre aux gens de se fréquenter, d’avoir une vie sociale normale. Selon lui, nous allons par ailleurs vers un conflit entre sunnites et chiites en Irak. L’Etat islamique, ce n’est pas une affaire de musulmans, de l’islam, d’une religion, c’est une affaire d’idéologie. On a eu diverses idéologies depuis un siècle, et selon le patriarche Sako, cela va s’écrouler. Mais nous avons à combattre cette idéologie, y compris par les armes.
De nombreux commentateurs craignent une disparition totale de la présence chrétienne, multiséculaire, en Irak. Les chrétiens pensent-il pouvoir rester là-bas? Ou préfèrent-il fuir en Occident?
Les chrétiens sur place ont l’impression qu’il y a un plan d’expulsion à leur encontre. Avant l’arrivée de l’Etat islamique, ils avaient la possibilité de quitter cette région et de se réfugier en Jordanie et au Liban. A partir de ces deux pays, ils pouvaient fuir vers l’Europe, l’Amérique du Nord ou l’Australie. La majorité des chrétiens du Moyen Orient vivent aujourd’hui en diaspora. Face à ce sentiment qu’on veut les faire partir, les responsables de ces communautés disent: non, nous sommes ici depuis 2.000 ans, nous avons notre place ici. Et au niveau politique, culturel, social, ces chefs religieux ont raison. On n’abandonne pas le témoignage de l’Evangile. Les moines que nous avons rencontré au monastère de Mar Matai, qui n’est pas loin du front, nous disaient: « Jésus disait: Heureux les persécutés, etc. », et ça ne changera pas! Des moines célibataires, qui n’ont pas d’enfants, peuvent dire ça. Mais quand on est père de famille, et que nos enfants peuvent être persécutés, on réfléchit autrement.
Propos recueillis par Christophe HERINCKX