D’Istanbul où il vit, « l’Invraisemblable Turc » dirige un des réseaux les plus importants de l’immigration clandestine. Un business colossal qui tire profit de la détresse humaine…
Muammar Küçük est le nom qui revient le plus souvent dans l’énorme business qui se cache derrière l’immigration clandestine. Il est Turc et serait à la tête de la plus importante ‘agence de voyage’ au monde: celle qui fait voyager clandestinement Afghans, Erythréens, Syriens, Sénégalais ou Somaliens de leur pays jusqu’aux portes de l’Europe. Depuis les années 2000, il a pris la relève du Croate Josip Lončarić qui a été l’un des premiers grands trafiquants d’hommes à avoir développé un système organisé, hiérarchisé, cloisonné de voyages des migrants vers l’Europe. Il aurait été responsable de l’arrivée d’au moins 35.000 migrants en Italie, chaque année.
Cet homme aujourd’hui paisible retraité qui n’a été inquiété par la justice qu’une seule fois dans sa vie, a laissé la place à l’ingéniosité de « l’incroyable Turc », comme il est surnommé dans les milieux proches. D’après l’enquête menée par le criminologue Andrea di Nicola et le reporter Giampaolo Musumeci, basée en grande partie sur les découvertes faites par les juges italiens antimafia, « l’Incroyable Turc » serait aujourd’hui le grand maître des débarquements illégaux en Méditerranée. Il s’est fait connaître à la fin des années 2000 par la mise au point d’une innovation audacieuse: pour contourner l’attention des autorités, il a transformé des yachts de luxe en bateaux pour clandestins, en se servant de leurs cales pour entasser les candidats au ‘passage’. Selon le centre d’Etudes supérieures de la Marine, la plupart des yachts sont partis de Turquie ou de Grèce pour se diriger vers les Pouilles et la Calabre. Mais l’homme s’est rapidement imposé par un autre stratagème: celui du paiement par les migrants, après le voyage. En véritable responsable d’une agence tentaculaire qui doit trouver des clients pour faire tourner l’affaire à plein régime, « l’Incroyable Turc » a écrasé la concurrence avec cette offre alléchante mais il a aussi décuplé le nombre de départs. Et pas question de se désister: c’est parfois avec un révolver sur la tempe que les récalcitrants sont « invités » à monter dans le bateau!
Muammer Küçük s’est révélé au fil des années un entrepreneur redoutable gérant un trafic criminel basé sur la parole et la confiance de milliers d’agents – passeurs, points de contacts, loueurs de bateaux, de camions, de vélos – tout en prenant soin d’isoler tous les intermédiaires afin de garder la main-mise sur l’ensemble et qu’aucun d’eux ne puisse le mettre en péril.
Istanbul, ses bijoutiers, ses secrets
L’homme vit à Istanbul d’où il gère son réseau. C’est dans cette ville à cheval entre l’Asie et l’Europe, plus précisément au cœur du grand Bazar du quartier de Beyazit qu’il détient aussi les cordons de son invraisemblable bourse. En effet, d’après l’enquête réalisée par les deux Italiens, il se sert des bijoutiers du Bazar pour développer un service bancaire informel où ne circule physiquement qu’un minimum d’argent: derrière les vitrines où brillent l’or et l’argent des bijoutiers, « l’Incroyable Turc » a organisé un système de dépôt et de retrait d’argent liquide qui sert à stocker les sommes demandées aux migrants et à payer les prestations fournies par les intermédiaires pour « l’agence de voyage ». Ce système a pour avantage d’être discret et d’éviter à chacun des intermédiaires de devoir se déplacer avec de grosses sommes en liquide, ce qui rend son démantèlement extrêmement difficile et ses principaux dirigeants presque insaisissables.
Pourtant ce sont des millions qui circulent, voire des milliards: si l’on sait qu’un migrant doit parfois débourser 10.000 euros pour parvenir en Europe (certains vendent leur maison et leurs biens ou bénéficient du soutien familial), le « chiffre d’affaires » global du trafic d’êtres humains oscillerait entre 3 et 20 milliards de dollars par an. La fortune de « l’Incroyable Turc » se compterait donc en millions de dollars.
Muammer Küçük n’a donc rien du petit trafiquant ou d’un passeur de frontières se faisant un revenu facile. Ces personnes-là ne sont que le maillon d’une chaîne de personnes savamment coordonnées et cloisonnées par quelques hommes dont « l’Incroyable Turc ». Ce dernier n’a pu s’imposer qu’en réfléchissant et en trouvant les meilleurs moyens d’attirer à son profit, le désir de partir de millions d’hommes. Car dans ce domaine extrêmement lucratif, la concurrence est rude et les gains, insensés. Sauf pour les réfugiés, qui trop souvent trouvent la mort au bout du voyage!
Laurence D’HONDT
photo: voix d’exils