Une question lancinante, à laquelle nous avons tous été confrontés un jour ou l’autre. Pourquoi, s’il existe et s’il est bon, Dieu permet-Il que les humains souffrent? Et devons-nous forcément passer par la souffrance pour accéder au salut promis en Jésus-Christ?
Qui, d’une façon ou d’une autre, n’a jamais été traversé par cette pensée, dans un moment difficile ou une période particulièrement douloureuse de sa vie: « Qu’ai-je fait au bon Dieu pour mériter ça? » Cette pensée, spontanée, vient de très loin. Croyants mais aussi non croyants, surtout les plus anciens parmi nous, ont été profondément marqués par cette idée apprise que, si nous agissons bien, nous serons récompensés par Dieu, et si nous agissons mal, nous serons punis.
Constat: les innoncents souffrent
Combien de fois ne nous sommes-nous pas dit, en voyant, par exemple, un criminel ou un dictateur qui « finit mal »: « Il l’a bien mérité; Dieu, tout compte fait, est juste. » Mais, à l’inverse, combien de fois n’avons-nous pas pensé, devant la souffrance ou la mort d’un innocent, surtout s’il s’agit d’un enfant: « Si Dieu a permis cela, soit il n’existe pas, soit il n’est pas tout-puissant, soit il est pervers. » Le livre de Job, l’un des plus profonds, humains et originaux de l’Ancien Testament, se posait déjà cette question ô combien difficile pour les croyants, et exprimait la révolte contre Dieu qui peut s’en suivre: pourquoi Dieu, s’il existe, permet-il la souffrance des innocents? Et pourquoi le méchant, malgré sa méchanceté, semble-t-il prospérer sans qu’on lui demande des comptes?
D’autres personnes encore, et peut-être est-ce notre cas, s’en sont remis à Dieu, en se disant que c’est sa volonté; et que, même si on ne la comprend pas, Dieu, lui, sait ce qu’il fait. Combien de fois n’entend-on pas citer, en ce sens, parfois d’ailleurs avec une ironie certaine, le (trop) célèbre verset de saint Paul: « Les voies de Dieu sont insondables »… (cf. Rm. 11, 33). Nous n’allons pas nous lancer ici dans l’exégèse de ce verset, mais penser que la souffrance est voulue par Dieu, est théologiquement fort contestable, d’un point de vue chrétien… Partons simplement de ce constat: que l’on soit croyant ou non, que l’on soit innoncent ou criminel, tous nous souffrons. Nous tombons malades, nous avons des accidents, nous perdons des proches, dans des circonstances parfois extrêmement douloureuses, et nous-mêmes, nous mourrons.
La réponse de la foi chrétienne
Face à ce constat, beaucoup de personnes se sont éloignées de la foi chrétienne, en tout cas dans nos sociétés modernes occidentales. Allons même plus loin: le mode de vie, l’évolution philosophique qui caractérisent la modernité, se veulent largement une réponse laïque à cette question lancinante. Puisque nous ne pouvons pas compter sur Dieu pour ne plus souffrir, comptons sur nos propres forces pour faire progresser l’humanité dans sa lutte contre tous les formes de souffrance. Cela dit, quelle réponse la foi chrétienne apporte-t-elle à la question de la souffrance?
Car la foi chrétienne, à l’instar de toutes les grandes religions et spiritualités humaines, entend apporter une réponse à cette question, une solution à ce problème. Mais, peut-être, pour faire court, la solution chrétienne à la souffrance n’a-t-elle pas toujours été correctement comprise, même par les chrétiens, au cours des siècles de christianisme… Car, si « solution chrétienne » il y a à la souffrance, il ne s’agit pas d’une solution facile, d’une recette toute faite, prête-à-appliquer. Seuls les saints, les plus grands spirituels et les plus grands théologiens chrétiens, ont approché un tant soit peu ce qui touche au cœur incandescent de notre foi, là où réside la réponse chrétienne, en fait la réponse de Dieu, au mystère du mal et de la souffrance.
Le mystère de la croix
Cette « réponse » – mettons-là désormais entre guillemets – réside dans le mystère de la croix, tel qu’il apparaît dans les Evangiles, dont il est le point culminant. Bien sûr, sera-t-on tenté de dire, mais ça, on le savait déjà. Autrement dit, que peut-on encore apprendre du mystère de la croix que nous ne connaissions déjà, que nous n’ayons déjà entendu? Mais sommes-nous vraiment sûrs d’avoir compris, et de vivre, toute la portée de ce que signifie la mort de Jésus sur la croix?
La façon dont Jésus meurt sur la croix nous apprend comment nous sommes sauvés de la souffrance, du mal, de notre mal qu’est le péché. Elle nous apprend aussi comment nous devons comprendre la toute-puissance de Dieu, sa volonté, son « plan de sauvetage » de l’humanité. Et aussi, comment nous ne devons pas comprendre ces différentes dimensions spirituelles et humaines. Toutefois, s’il s’agit d’un mystère, au sens théologique fort du terme, cela signifie aussi que l’on ne peut pas expliquer, par quelques formules ou slogans réducteurs, ce qui se passe à la croix du Christ. Seules une longue expérience, une lente maturation de ce mystère nous permettent de l’approcher, et d’apprendre à vivre quelque chose que les mots peinent à exprimer. Tentons cependant une lointaine approche.
Lorsque Jésus est sur la croix, les passants comme les grands prêtres se moquent de lui: s’il était vraiment Fils de Dieu, il serait capable de descendre de la croix, il serait délivré par Dieu. Au contraire, Jésus accepte et vit cette souffrance jusqu’à la mort, cette souffrance qui est la conséquence du mal qui habite le cœur de l’homme, qui peut aller jusqu’à condamner l’innocent, qui rejette l’amour de Dieu. En la portant jusqu’au bout, Jésus, Fils de Dieu, détruit la puissance du mal, non de l’extérieur, par un miracle qui y mettrait fin. Mais de l’intérieur, en la portant dans un acte de foi et d’amour à l’égard de son Père, et aussi pour nous. Le fruit de cet acte, c’est sa résurrection par Dieu, le jaillissement d’une vie nouvelle, la vraie vie, celle d’une relation nouvelle avec Dieu. Résurrection et vie qui nous sont données en partage, lorsque nous nous mettons à la suite du Christ.
Ce n’est donc pas, comme telle, la souffrance du Christ qui débouche sur la résurrection, mais le fait qu’il la « transforme » de l’intérieur. Mais alors, cela veut dire que ce n’est pas la souffrance qui est, comme telle, la cause de notre salut. Cela veut dire que nous ne devons pas nécessairement souffrir pour être sauvé, mais que la souffrance, qui est toujours un mal en soi, et que nous ne pouvons pas toujours éviter, peut néanmoins être source de vie nouvelle, lorsqu’elle est portée dans la foi. C’est cela que voudrait dire « porter sa croix »…
Ce qui n’empêche pas que nous devions lutter, de toutes les façons possibles, contre la souffrance de nos semblables, mais aussi contre la nôtre. Jésus lui-même, au cours de sa vie terrestre, n’a cessé de soulager celles et ceux qu’il croisait sur son chemin. La souffrance, qui est le plus souvent la conséquence du mal causé par l’homme, n’est en aucun cas voulue par Dieu comme rançon indispensable à notre salut. Au contraire, il veut nous en délivrer. Mais la toute-puissance qu’il engage dans ce combat n’est pas celle de la destruction du mal, de l’extérieur, ce qui entraînerait une destruction des pécheurs que nous sommes tous. Non, sa toute-puissance est celle de l’amour, qui se manifeste dans l’amour de Jésus, qui nous a aimés jusqu’au bout, cest-à-dire jusqu’à la croix. Quant à la mort, nécessaire, point final de notre vie, Dieu a voulu en faire un nouveau commencement.
Christophe HERINCKX
(Fondation Saint-Paul)