Tugdual Denis, journaliste à l'Express , a publié ce mardi matin un article consacré à la jeune parisienne décédé le 17 juillet 2013, en se rendant aux JMJ de Rio, au Brésil. Ce 20 juillet, une stèle sera inaugurée en Guyane, où Sophie Morinière a trouvé la mort, en présence de la ministre française de la Justice, Christiane Taubira.
Nous vous livrons le texte de Tugdual Denis:
Le drapeau croate flotte, parmi d'autres étendards, sur une plage brésilienne, le silence l'accompagne. Un Argentin vient de parler; une Française, de mourir. Ce 25 juillet 2013, le sable de Rio accueille, un an avant les diffusions des matchs de la Coupe du monde de football, le pape François et des centaines de milliers de personnes. La cérémonie d'ouverture des Journées mondiales de la jeunesse, les JMJ, débute, et l'évêque de Rome demande à l'assistance de se recueillir pour une jeune fille décédée huit jours plus tôt, dans un accident de car.
Sophie Morinière, c'est son nom, avait 21 ans. Pour le premier anniversaire de sa disparition, une stèle sera inaugurée, le 20 juillet, dans ce département d'outre-mer où sa vie s'est arrêtée, une aube ordinaire. Christiane Taubira, la garde des Sceaux, sera présente. Parce qu'elle puise ses origines dans ce bout d'Amérique du Sud. Parce que, depuis un an, la vie de cette croyante, à la foi si intense qu'elle passerait pour anachronique, a touché cette ministre mal-aimée des catholiques.
La mort, avisée, semble parfois choisir ses proies. L'aînée de la famille Morinière est une enfant enthousiaste mais craintive. "Elle a un peu mes défauts, souffle François, son père, directeur de L'Equipe : mon ultrasensibilité, mes angoisses." Excessive, Sophie veut tout savoir des autres, les aider, les sauver. Sophie s'investit auprès des handicapés, des déprimés; Sophie se fait élire déléguée de classe. Elle croit en Dieu, beaucoup, au point de songer à devenir religieuse. Elle s'oriente finalement vers une école d'ingénieurs. "Quelle vie aurait-elle eue dans le monde? s'interroge a posteriori son père. Elle était comme en suspension."
Sophie Morinière n'aimait pas prendre l'avion. Ce 12 juillet 2013, à l'aéroport de Roissy, elle échangerait bien sa place le temps du trajet, elle qui va s'envoler pour la Guyane, avec 42 autres jeunes Parisiens, première étape d'un long séjour qui doit s'achever au Brésil, par sa rencontre avec le pape. Le vol ne constitue pas son unique appréhension. Il y a autre chose, sans consistance ni raison. Un pressentiment qui transparaît en signes épars. Il y a ce SMS envoyé quelques jours plus tôt à Anne-Lorraine, sa copine apprentie médecin: "Restons groupées. Je ne supporterais pas de te perdre. Je préférerais que ce soit moi qui disparaisse." Il y a, avant le départ, ce constat statistique fait à sa mère, Béatrice, suivi d'une prédiction glaçante: "Les JMJ font toujours un mort. Peut-être que je ne reviendrai pas..."
Des heures heureuses l'attendent pourtant. A peine a-til atterri à Cayenne que le groupe prend la direction de Saint-Laurent-du-Maroni. Anne-Lorraine et Sophie sont logées par la même famille d'accueil, dans cette ville connue pour son ancien bagne, ses maisons coloniales et son fleuve énorme. Le 14 juillet, Sophie déjeune avec un prêtre qu'elle connaît depuis peu, Jacques Germaix. Elle évoque l'Angleterre, où elle a vécu. Lui raconte qu'il apprécie confesser à Lourdes, en marchant le long du Gave. Sophie dit aimer ce sacrement. "Les gens qui accordent de l'importance à la confession, souffle l'ecclésiastique, sont ceux qui comprennent qu'il s'agit d'une rencontre avec la tendresse de Dieu." Ils conviennent de se revoir en France.
Deux jours plus tard, le 16 juillet, les Parisiens font leurs adieux aux Saint-Laurentins lors d'une soirée festive. Avec Anne-Lorraine, Sophie rentre se coucher pour leur dernière nuit dans leur famille guyanaise. Lindsey, la petite dernière, vient se glisser dans le lit avec elles. A Paris, plus tôt dans la journée, François Morinière a écouté, dans un taxi, sa fille témoigner sur Radio Notre Dame. Elle y tient, pendant les JMJ, une chronique quotidienne. Le père est fier. Et serein.
Le rendez-vous avait été fixé à 6h30, mais, comme souvent, Anne-Lorraine et Sophie sont en retard. Deux cars ronronnant les attendent, prêts à partir pour Kourou, à deux heures et demie de trajet. Sophie se met sur la banquette derrière le chauffeur tandis que son amie prend place de l'autre côté de l'allée centrale. Anne-Lorraine a froid. Fichue clim. Sophie se lève pour la border d'écharpes. Quarante-cinq minutes plus tard, le car roule sur une route goudronnée impeccable, en pleine forêt. Et puis un camion qui arrive en face, un coup de frein brutal, des pneus qui crissent. Le bruit du choc. Les vitres qui pètent. L'explosion. L'arrêt. Anne-Lorraine se lève: elle veut s'assurer qu'elle tient debout. Elle n'a plus ses lunettes, ne voit pas bien. Sophie semble ne plus être à sa place? Elle se trouve sûrement au fond, là où l'on distingue des visages ensanglantés et des gens qui crient. Anne-Lorraine se retourne et s'aperçoit que sa camarade a été projetée dans les marches à l'entrée du car.
Un drame trop lourd pour être vécu seul
L'étudiante en médecine prend alors son pouls. Le rythme est correct. Dans sa tête, la survivante se rassure: "Elle doit être inconsciente. Surtout, il ne faut pas que je la réveille brutalement: elle pourrait paniquer." Le bus commence à être évacué. Du second véhicule arrive Olivia. Interne en médecine, plus avancée dans son cursus qu'Anne-Lorraine, elle aussi prend le pouls. Afin de provoquer une réaction, elle crie. Rien. Sophie respire, elle semble dormir.
Sur le bord de la route, un mini-dispensaire est installé. L'interne s'agace: le pouls de Sophie commence à ralentir. A quelques pas, le père Germaix récite les derniers sacrements. Les pompiers arrivent. Chacun imagine que le métier de ces professionnels va sauver Sophie. "Il n'y a pas de pouls", lâche l'un d'eux. Puis: "Merci, mesdemoiselles, mettez-vous sur le côté, derrière la barrière de sécurité." La laideur d'une consigne n'a d'égale que l'injustice d'une fin de vie.
Ça y est, Anne-Lorraine pleure. Enfin. Les larmes font du bien, même lorsqu'elles coulent au milieu du vacarme des pales de deux hélicoptères de secours. Anne-Lorraine n'est pas fatiguée, elle est exténuée: "Je veux qu'on me donne un lit et qu'on me foute la paix." Elle se met à marcher, avec le père Jacques. "Pourquoi Sophie?" demande-t-elle. "Je ne suis pas d'accord", s'entête-t-elle, révoltée "parce que Dieu a choisi [sa] copine, cette fille qui aurait fait tant de bien sur terre".
A Paris, François Morinière sort de son déjeuner. L'écran de son téléphone est saturé d'appels en absence. Il n'a pas le temps de rappeler sa femme: elle le précède. "Il y a un drame", prévient Béatrice. "C'est ma mère?" interroge le journaliste. "Non, c'est en Guyane. Sophie est morte." Il se met à hurler dans la rue. La voix est blanche. Tout comme le moment: il fait très beau, la lumière de juillet rend aveugle.
A cet instant, le temps s'accélère. L'instinct grégaire commande de rassembler tout le monde dans la maison familiale, qui se remplit au fur et à mesure du retour des deux fils, de l'arrivée du vicaire de la paroisse Saint-Christophe de Javel, qui ouvre son église pour une prière au milieu de la nuit, d'une cousine de passage. François Morinière prévient amis et collègues. Il appelle également la ministre des Sports de l'époque, Valérie Fourneyron. Ils se connaissent, s'apprécient, et Fourneyron trouve des mots très forts. Son interlocuteur ne le sait pas encore, elle a vécu un pareil drame en perdant son fils dans un accident de la route au début des années 2000.
Nous avons eu l'impression de recevoir des torrents d'amour qui nous tombaient dessus, ajoute son père. L'amitié, les relations professionnelles: tout devenait immense
A la fin de la conversation, le père de Sophie demande le numéro de portable de Christiane Taubira. Parce que c'est la Guyane. Parce qu'on ne sait jamais. "Je suis mère de famille", coupe la garde des Sceaux pour prévenir tout malaise, lorsque François la joint. Elle rencontre François et Béatrice Morinière quelques jours plus tard. Les camarades de Sophie ont des soucis d'avion pour faire le trajet Cayenne-Rio? Avec l'aide de son collègue ministre des Transports, Frédéric Cuvillier, elle les aide à trouver une autre compagnie.
Le 18 juillet, la famille organise une veillée. Il faut rapatrier au plus vite le corps, trouver une place dans un cimetière. Juste avant le début de la veillée, Christiane Taubira appelle: le corps pourra être rapatrié dès dimanche, et le procureur acceptera que le cercueil puisse être rouvert. Pour que le mal se referme, un peu. A l'intérieur de Saint-Léon, l'église est pleine. De jeunes, de visages inconnus, de collègues. Il y a là, également, le président du Comité olympique français, l'ancien ministre des Sports Jean-François Lamour et Valérie Fourneyron: "Je suis ministre, mais je viens avec discrétion et humilité, explique-t-elle. Je ne suis qu'une petite lueur dans un océan de chagrin. Ces drames sont trop lourds pour être vécus seuls." Catholique, elle a douté, s'est interrogée sur la religion au moment de la mort de son fils: "Même si la brûlure ne disparaît jamais, l'espérance et la foi en la vie éternelle sont une force." Avant le début de la cérémonie, sur le parvis, le cardinal André Vingt-Trois forme un cercle avec la famille endeuillée.
Il leur promet: "L'Eglise est là." Après l'office, l'un des petits frères de Sophie confie n'avoir "jamais vu des gens chanter aussi fort". "Nous avons eu l'impression de recevoir des torrents d'amour qui nous tombaient dessus, ajoute son père. L'amitié, les relations professionnelles : tout devenait immense."
Une lettre personnelle émanant du pape François
Le 25 juillet, François Morinière reçoit un SMS l'incitant à regarder le direct de Rio sur KTO. Le pape est en train de faire taire une marée humaine en hommage à sa fille. La veille a eu lieu l'enterrement. En larmes. En joie. "Le mot est inapproprié, et pourtant il colle bien: c'était grandiose", assure Fabrice Jouhaud, le directeur de la rédaction de L'Equipe. Avant d'ajouter: "Moi qui ne suis pas convaincu par la religion, j'ai vu la force que cela donnait à ceux qui le sont."
Sophie aurait aimé être à Geoffroy-Guichard le 1er septembre: le bouillant stade de Saint-Etienne, dont elle était fan, lui réserve une minute d'applaudissements. Elle aurait été émue d'être le 16 octobre à Saint-Léon: à l'issue d'une nouvelle messe d'hommage, son père a lu une lettre.
Une lettre "personnelle", a-t-il prévenu, reçue chez lui. Il a la voix étranglée, haut perchée, déraillée. Sa fille, ses fils et sa femme pleurent. A la fin de la lecture, il lit l'ultime mot du pli: "Du Vatican, François." Ce même François qui, le 24 avril 2014, par l'entremise du cardinal français Philippe Barbarin, a invité la famille à assister à une messe privée, le matin de la canonisation de Jean-Paul II à Rome. Un privilège? "J'aurais été le plus heureux des hommes si j'avais pu être noyé dans la foule, ce jour-là, avec ma fille à mes côtés", lâche François Morinière.
Le 20 juillet, Béatrice et lui seront donc avec leurs enfants en Guyane, au bord de cette chaussée mortifère, pour inaugurer un petit monument en l'honneur de leur fille. Christiane Taubira a choisi de venir, mais de ne pas venir seule. Il y a quelques jours, elle a envoyé un SMS à son ancienne collègue Valérie Fourneyron: "Je pourrai participer à ce moment de mémoire et d'espérance. J'aimerais que tu m'accompagnes." La mère meurtrie a répondu oui, et en a encore les larmes aux yeux. La vie permet d'observer les êtres, la mort révèle les vivants.