Avec une population de 240 millions d’habitants à 90% musulmane, l’Indonésie vit une campagne politique déterminante. Ce 20 septembre a lieu le second tour pour l’élection du gouverneur de Jakarta. Un scrutin perçu comme le reflet de ce que pourraient être les élections présidentielles de 2014.
A l’issue du premier tour des élections au poste de gouverneur de Jakarta en juillet dernier, un « ticket » peu ordinaire est arrivé en tête : Jokowi, musulman populaire et Ahok, un chrétien peu connu. A 46 ans, Basuki Tjahaja Purnama, surnommé par tous Ahok, parlementaire d’origine chinoise est de confession protestante. Il n’en fallait pas moins pour déclencher dans la capitale, une vague de diffamation à son encontre, suivie d’une campagne anti-chrétiens. Un chanteur de musique populaire traditionnel, très célèbre et partisan de Fauzi, le concurrent d’Ahok, a d’abord mis le feu aux poudres. Dans un sermon, il a exhorté tous les musulmans à ne pas voter pour un candidat non musulman.
Une plainte a été déposée mais la commission de surveillance des élections n’a pas jugé bon de réprimer ou de condamner cet acte. Une faiblesse qui a conduit à la propagation d’une campagne anti-chrétiens. Car, très vite, les leaders musulmans ont suivi. « Dans les mosquées même les plus modérés tous les imams appellent à voter Fauzi », raconte Eka, un électeur musulman. «Ils appellent clairement à ne pas voter pour un chrétien », confirme Asti une jeune musulmane moderne.
Le programme du candidat, avant sa religion
Cela peut-il changer la donne ? Pour le candidat chrétien pas vraiment. « Mes opposants ne se rendent pas compte qu’en faisant cela, ils creusent leurs tombes. L’Indonésie a évolué. maintenant la population se moque de connaître la personnalité de l’élu, elle veut plutôt savoir qui va leur apporter la justice sociale », souligne Basuki Tjahaja Purnama. Une habitante d’un quartier populaire de Jakarta et musulmane ne dit pas autre chose : « Il n’y a pas de transports en commun, les embouteillages sont effrayants, il n’y a pas services publics, la pollution de la ville s’aggrave de jour en jour. Il y a des problèmes à régler en priorité, cela me semble plus important que de savoir si le vice-gouverneur est chrétien ou musulman ».
Selon les analystes politiques, les millions d’habitants de Jakarta issus de la classe moyenne ne sont pas tellement sensibles à ce genre de campagne de déstabilisation. « Mes tantes et ma mère sont des femmes assez traditionnelles, voire conservatrices, et pourtant elles ne comprennent pas pourquoi on leur assène de telles consignes de vote », remarque, presque étonnée, Asti à la sortie de la mosquée après la prière du vendredi. « Je n’ai pas de problème à voter pour un chrétien», glisse discrètement Nur, sa mère.
Certains imams vont tout de même plus loin en menaçant de représailles les fidèles musulmans qui pourraient être tentés par un vote pour le ticket Jokowi-Ahok. « Cette campagne de diffamation pourrait même avoir un effet inverse sur le vote. Beaucoup parmi les habitants sont offusqués qu’on leur dise pour qui voter et surtout de voter pour un tel parce qu’il n’est pas chrétien. Ils pourraient prendre le contre-pied », analyse Muliady, politologue.
Selon un sondage effectué par le Centre d’études politiques de l’Université d’Indonésie, le premier critère pour la plupart des électeurs reste le programme du candidat. Ils ne sont que 39% a considéré la religion de l’homme politique comme un facteur clé de ces élections.
Le radicalisme se développe
Mais, dans une des villes au monde les plus densément peuplée, dont un tiers des habitants n’a pas accès à l’eau courante et dont la moitié vit sous le seuil de pauvreté, la tolérance religieuse est parfois vécue par les chrétiens comme un leurre. « Le Pancasila, notre fondement constitutionnel, qui est le ciment de l’unité indonésienne et reconnaît les religions monothéistes, garantissant la liberté de culte, est enseigné comme idéologie mais cela reste de l’ordre du discours, nous n’en voyons pas la pratique », s’insurge le père Benny Soesetyo, de l'Institut pour la démocratie et la paix. « Les musulmans d’Indonésie ne sont pas moins tolérants aujourd’hui qu’auparavant mais le radicalisme se développe », estime, quant à lui, Ali Savic, membre de l’organisation modérée Nahdlatul Ulama. Et d’indiquer que les extrémistes s’expriment publiquement et que certains sont mêmes infiltrés dans les partis politiques. « C’est le jeu de la démocratie, encore récente ! ».
Les autorités en charge de la sécurité confirment que la tension est vive et s’attendent à des débordements lors des dernières jours de campagne. A en croire les observateurs, même si cette fois-ci Jakarta, pourrait voter pour un non musulman, cela ne veut pas dire que les électeurs feraient de même pour des élections présidentielles. « Les Indonésiens ne veulent pas forcément un chef d’Etat très pieux, pas un musulman très conservateur, mais de là à élire un chrétien, il y a un pas qu’ils ne franchiront jamais », conclut l’éditorialiste Endy Bayuni.
De notre correspondante Anne-Fleur DELAISTRE à Jakarta