«Le portement de croix» est un des chefs-d’œuvre de Bruegel. Par la magie des nouvelles technologies numériques, il est devenu une fascinante fresque animée dans laquelle le peintre nous explique le sens de son œuvre, qui relate un épisode de la Passion du Christ.
Le film «La croix et le moulin» actuellement projeté à Bruxelles, est un long-métrage d’1h30 tout à fait original et incroyablement ambitieux. Original, car cette œuvre de Lech Majewski est une véritable leçon d’histoire de l’art sur une des œuvres majeures de Bruegel: Le Portement de Croix. Le scénario a d’ailleurs été co-écrit avec Michael Francis Gibson, historien d’art américain né en Belgique (qui a étudié à Louvain) et auteur d’une analyse de cette œuvre. Ambitieux, car ce que le réalisateur propose ici est de «plonger» littéralement le spectateur dans le tableau et lui faire suivre le parcours d’une douzaine de personnages parmi tous ceux (on les évalue à 500!) qui composent la peinture. Il imagine leur journée, dès l’aube: celle du meunier, celle d’un jeune couple qui part vendre un veau au marché, celle de Bruegel lui-même (interprété par Rutger Hauer) et de sa nombreuse famille ou bien encore celle de son ami le collectionneur Nicholas Jonghelinck (Michael York). Ces histoires, et leurs destinées parfois cruelles, s’entrelacent ainsi dans des paysages peuplés de villageois et de cavaliers rouges, surplombés par cet étrange moulin juché sur un piton rocheux. Un moulin aux mécanismes gigantesques placés dans les entrailles de la montagne, qui évoque à la fois le grain nourricier et la roue qui broie les êtres.
Le Christ, central mais invisible
L’action du tableau se passe en 1564, alors que les Flandres subissent l’occupation brutale des Espagnols qui traquent les hérétiques pendant cette période des guerres de religions. Mais si la fresque est aussi une chronique tourmentée d’un pays en plein chaos, c’est surtout une des scènes de la Passion du Christ que Bruegel a transposée dans son époque. Il a en fait utilisé la situation politique de son temps pour faire comprendre l’histoire du messie à ses contemporains.
Cette scène, c’est celle du Golgotha. Cet épisode évangélique était un thème pictural répandu à cette époque. Sauf qu’ici, on ne voit pas Jésus; au mieux sa croix. Il y a tant de monde et d’agitation autour que le drame qui se joue ici, au centre même du tableau, est traité comme un détail. Il n’y a que la Vierge Marie, au premier plan, soutenue par Jean et entourée de deux femmes suppliantes, qui soit vraiment mise en valeur. Ce que nous dit ainsi Bruegel, en l’expliquant à son ami Jonghelinck, c’est qu’en s’activant à leurs tâches quotidiennes, les personnages passent à côté de l’essentiel.
Dans cette œuvre tout autant esthétique que didactique, les dialogues sont particulièrement parcimonieux. Seuls Bruegel, le collectionneur et, en voix off, Marie (incarnée par Charlotte Rampling) prennent la parole, avec solennité. L’échange du peintre avec son commanditaire nous offre une belle métaphore arachnéenne aux allures de parabole. En effet, Bruegel a peint cette toile avec le même but que l’araignée lorsqu’elle tisse la sienne: en espérant que l’œil de celui qui va regarder soit prisonnier de sa composition.
En avançant par saynètes, le réalisateur polonais place progressivement chaque élément du puzzle que constitue ce tableau. Et quand la dernière pièce est placée apparaît enfin l’œuvre originale filmée dans son écrin du musée des Beaux-Arts de Vienne. C’est le plan final de cette aventure cinématographique dans laquelle il faut se laisser glisser sans résistance…
Pierre GRANIER
« Bruegel – La croix et le moulin » , au cinéma « Galeries » (dans les Galeries de la Reine, à Bruxelles)